au temple Kinkaku, Kyoto |
Hélène Cécile GRNAC
La première fois que je suis venue au Japon, c’était en 1970, par hasard l’année de l’Exposition universelle à Osaka. Mais je n’étais pas venue pour cela, aussi, après avoir visité quelques pavillons, je m’échappai vite de cet enfer « expositionnel ».Je voulais goûter, respirer le « vrai » Japon. La visite des temples, des jardins à Kyoto, Nara et autres coins moins célèbres mais tout aussi intéressants m’enchanta mais mon émotion fut souvent cruellement entamée par le....NEON ! Quelle pénible surprise de constater que presque partout on s’éclairait au néon, y compris dans les temples ! Dans les belles vieilles maisons où j’eus l’honneur d’être invitée, quel éclairage désagréable que celle du néon dans les pièces aux boiseries dorées, aux clairs tatamis, aux délicates portes en papier, au tokonoma où respirait doucement une fleur, solitaire mais sereine ! Quel enfantillage, me direz-vous, de dramatiser ainsi pour si peu, tandis que pour les jeunes d’aujourd’hui cela paraîtra tout simplement ridicule, mais pour moi c’était une déception sans nom.Tout au long de mon voyage, et même dans les auberges les plus traditionnelles, je retrouvai ces maudites plaques de néon au plafond, qui me brûlaient la tête et les yeux, nous donnaient, aux autres clients et moi, des faces cadavériques.J’avais l’impression d’être un ectoplasme, je me sentais dépouillée de mon âme.... Quelle tristesse! Je n’ai pourtant rien contre le progrès mais ne peut-on l’utiliser avec plus de discernement, pour le confort certes, mais sans pour autant sacrifier toute esthétique ?Je me serais volontiers éclairée à la bougie, dans ces pièces au vide si intime et si propice au repos du corps et de l’esprit.....
Je revins au Japon quelques années plus tard. Deuxième grand choc : dans les quartiers pittoresques où j’avais flâné, la plupart des belles maisons avaient été rasées, arbres compris et sur leurs ruines, de tristes logements bâtis tous azimuts, de toutes les hauteurs, de tous les styles possibles et inimaginables, déchiraient l’espace, choquaient terriblement avec le bleu du ciel. Je posai alors la question de l’urbanisme à des amis japonais. Ils me répondirent que pour cela, le Japon avait beaucoup de retard et que le gouvernement n’avait pas l’air de s’intéresser à la question. Comment faire, alors, pour arrêter cette dégradation galopante, m’exclamai-je, désespérée.Comment ne pas se rendre compte que Tokyo par exemple, est en train de devenir un monstre hybride, hideux, où il est déjà de plus en plus inhumain de vivre ? Je sais bien que la vie change pour les villes comme pour les êtres humains, les animaux et les plantes mais pourquoi porter un tel outrage à la beauté, à l’art de vivre ?
Le problème ne se pose pas seulement pour les zones habitées. Le feu qui m’animait quand je visitais un temple se meurt peu à peu, tout simplement parce qu’en arrivant devant lui, ce qui me déchire la vue, ce sont les distributeurs automatiques de boissons et de cigarettes ! Le charme est bien entendu définitivement rompu et on n’est pas toujours sûr de pouvoir prendre une photo sans ces horribles machines. Je pense qu’autrefois, les fêtes populaires se déroulaient autour des temples et qu’à cette occasion on dansait, chantait, mangeait et priait librement, mais je suppose que les feux de la fêtes éteints, le temple et son dieu restaient à nouveau maîtres supêmes des lieux et que paix et beauté s’installaient à nouveau, alentour....jusqu’à la prochaine fête. Maintenant, hélàs, même après la fête, on n’enlève pas ces appareils qui agressent votre regard et font figure de verrues sur un beau visage lisse.
Vous parlez avec la sensibilité esthétique d’une Occidentale, me direz-vous, je ne le pense pas. Tous les hommes, où qu’ils vivent, sont touchés par la beauté, car la beauté n’est pas le privilège de quelques-uns, elle est universelle et la culture japonaise ne cesse de nous émerveiller par sa délicatesse et son raffinement.
Depuis l’ère Meiji, le Japon saccage sa beauté naturelle et spirituelle. Les remous de l’Histoire l’ont obligé à s’occidentaliser pour faire face à d’agressifs visiteurs. Il le fit héroïquement, nul n’en doute, et avec un douloureux stoïcisme.Il n’est que de relire Natume Soseki(Mon, Sanshiro, Sorekara...) pour souffrir avec lui en voyant son pays se détruire sans ménagement. L’Europe, me dit un jour un ami japonais, a traversé elle aussi bien des calamités et pourtant elle a su garder son art de vivre, mais au Japon, on ne sait pourquoi, on détruit sans vergogne, on vise le profit avant tout. Une des raisons pour laquelle nous aimons voyager en Europe, c’est qu’elle respire encore l’harmonie.Sa remarque était sans doute assez juste, mais de toute façon, lui dis-je, il était urgent que le Japon décide une politique cohérente d’aménagement de ses centres urbains, aide efficacement ses habitants à créer une meilleure qualité de vie, matérielle et psychologique, où chaque jour ne soit plus un enfer mais un mieux-vivre. Le Japon, dit-on, réussit économiquement, pourtant nul n’ignore que la vie quotidienne du Japonais moyen est plus que frustrante et qu’il commence à se demander si la vie vaut la peine d’être vécue.
Restaurer le Japon actuel ne signifie pas naturellement qu’il faille revenir, au Japon du passé mais le développer le plus harmonieusement possible, de manière à s’y sentir bien, à aimer y vivre pour ceux qui l’habitent et pour ses touristes, à rêver d’y revenir.
(octobre 1990)
【管理者の注】
「美しい日本のために(「生活小国」日本)」のフランス語原文。
これをもとにグルナック自身が日本語で書き直し、それが『三田評論』第919号(1990年11月号)に掲載された。
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