2011/01/07

MARCEL ET LE BAISER DE MAMAN

  
                              à Daita, Setagaya         photo by Masaki SURUGA



     Hélène Cécile GRNAC



               prologue

Cet article vient s’ajouter aux milliers d’autres déjà sortis sur Marcel Proust et son oeuvre. Son contenu est une interprétation personnelle très libre qui n’engage que son auteur, lequel ne tient aucune place dans le monde des spécialistes de Proust. Il figure seulement parmi ces lecteurs obscurs mais infatigables qui l’oublient un peu, après avoir fini de le lire pourtant avec attention et une émotion infinie, un des tomes de A la Recherche du Temps Perdu parce que la tête trop pleine de mille et une impressions. Mais celles-ci, loin d’avoir fatigué l’esprit du lecteur, le poussent au contraire, sans se reposer, à en recommencer la lecture. Une nouvelle lecture, avec une concentration et une émotion différentes. Le voilà reparti pour une autre aventure dont il ne reviendra pas indemne, comme après les lectures précédentes. Sa conception de la vie, ses principes sur l’amour et la société seront de nouveau mis à mal mais il constatera que c’est pour cela, justement qu’il aime lire et relire cette oeuvre.magnifique en son genre. Elle vous oblige à vous remettre en question, vous fait bien sentir que toute la vie repose sur un terrain flottant sur lequel on peut tenir en équilibre aussi longtemps qu’on reste conscient de sa solidité si mouvante, de sa vérité toujours si relative. Quand on vit, on n’est plus seul, on bouge avec les autres.
   
            *
Marcel Proust continue de faire parler de lui, de passionner. Depuis sa mort, dans le monde entier, critiques célèbres ou restés dans l’ombre, étudiants rêvant de publier une brillante thèse sur lui, admirateurs inconditionnels et ennemis acharnés, tous auront été aspirés par l’appel irrésistible de l’écriture pour extraire d’eux-mêmes et coucher sur le papier, avec un talent plus ou moins heureux, ce qu’ils auront éprouvé après la lecture de son oeuvre si unique et plus actuelle que jamais. Mais il est presque certain que s’ils sont honnêtes, ils auront compris la difficulté à laquelle se heurtait leur ambition : Proust et sa Recherche ne se laissent pas facilement décrypter. Plus on s’approche d’eux, plus ils s’éloignent de nous. Ce n’est pas malice de leur part, pour nous faire souffrir méchamment. C’est ce trop de complexité qui nous empêche de les pénétrer aussi loin qu’on le voudrait. Une complexité désespérante qui , comme l’eau, vous glisse entre les doigts dès que vous croyez l’avoir appréhendée Parce que l’analyse par Proust, si profonde, si subtile soit-elle, nous laisse deviner tout l’incommensurable espace de la pensée et des sentiments et aussi sans doute l’espace au-delà de ces derniers qui restera à jamais vierge, à jamais inaccessible, faute de moyens pour pouvoir y accéder. Proust a décrit avec génie mais il était toujours frustré par les contraintes et l’impuissance, non seulement des mots, il souffrait aussi de ses propres limites en tant qu’être humain, tout simplement. Car, de même que pour s’exprimer, un chanteur n’a que sa voix, un danseur que son corps, un peintre qu’une toile et des pinceaux, Proust n’avait que sa plume. Pourtant, il l’a utilisée merveilleusement, gardant jusqu’à la fin assez d‘équilibre intérieur pour écrire le maximum. Sans aller jusqu’au suicide comme Nicolas de Stael, par exemple, peintre extraordinaire mais qui s’est laissé engloutir par sa toile, à l’apogée de sa carrière pourtant, parce que le dépouillement magnifique auquel il était parvenu l’aura paradoxalement plongé dans une insatisfaction qu’il n’a pas su ou pas pu surmonter.                                          

           *
Le matériel si riche et si concret que l’ auteur nous offre, et l’autre, invisible , celui de l’imagination du lecteur, ne présentent-ils pas pour ce dernier un terrain de méditation extraordinaire? Proust s’ouvre ainsi à toutes les sensibilités. Tout lecteur peut partager avec lui selon sa propre faculté de discernement, les énigmes infinies et sans cesse changeantes de la vie. C’est une invitation pour essayer de dire comment il sent et aime Proust et son univers. Naturellement, pas pour le diminuer ni le dépasser, mais parce que la vie avec le temps proposent encore et toujours à l’esprit humain, de nouvelles façons de voir, de penser, de sentir et d’exprimer, par la parole, l’écriture ou autres formes de création. Mais, rappelons-le, ces pages n’ont aucune prétention littéraire ou critique. Elles ne veulent rien affirmer ou démontrer en tant que recherche.et ne s’appuieront, d’ailleurs, que sur un très petit nombre de citations du texte original pour ne pas alourdir leur contenu. En fait, nous avons voulu les écrire pour le simple plaisir de leur donner une forme au lieu de les laisser vivre dans le monde idéal. C’est donc un plaisir très égoiste!
Nous parlerons de Marcel, enfant, comme nous le voyons personnellement, actuellement, mais il est probable que quelques mois plus tard nous penserions et écririons autrement sur lui. Quant au style et au choix des mots que nous avons utilisés, ils nous ont laissé insatisfait et fait prendre conscience de nos grandes faiblesses, mais il fallait bien choisir une version définitive.    


           1

 Aujourd’hui, nous avons choisi de parler des premières pages de l’oeuvre, à Combray, jusqu’au moment où Marcel écoute la lecture de François le Champi. La toute première phrase « Longtemps, je me suis couché de bonne heure» nous annonce déjà que pour lui, le sommeil est une chose très importante. Mais plus qu’à l’analyse détaillée de ce dernier, par le héros devenu adulte et narrateur, analyse qui s’entremêle avec ses impressions quand il était enfant, nous nous intéresserons surtout à celles-ci. Comment le petit Marcel, trop sensible déjà, vivait-il les dernières heures avant de se coucher et pourquoi aller dormir semblait si problématique pour lui?                                            


           2

Commençons par ce soir fatidique où Swann va venir dîner à la maison. A cause de cet invité, tout à fait indésirable, ennemi de son bonheur, on va se débarrasser de lui parce qu’il est trop petit pour partager la soirée avec les grandes personnes. Cela veut dire que, ce soir, il n’y aura pas de baiser de maman. Même pas de baiser en public, dans la salle à manger, devant les autres membres de la famille. Maman refuse. Par pudeur. Ce baiser, c’est trop intime, elle n'ose pas aller jusque-là. Une partie de sa vie ainsi amputée et sur l’ordre indiscutable du père, le voilà prié de prendre congé et d’aller se coucher. La mort dans l’âme, il monte l’escalier comme pour aller à l’échafaud et dans la chambre, le rituel funèbre a lieu : on ferme les volets, on se déshabille, on s’enveloppe de son «suaire» et on va devoir s’étendre dans sa tombe comme pour y reposer à jamais. D’abord, tout ce passage nous amuse par le contraste voulu entre son style et son contenu: quand Marcel gravit, une à une, les marches de l’escalier, le coeur lourd de chagrin, il fait penser au Christ qui avance, à bout de forces, avec sa croix, jusqu’au Golgotha et quand il va pour se coucher, à sa mise au tombeau. Proust aimait peindre les petites choses avec une gravité extraordinaire, tandis qu’il parlait de choses graves avec légèreté ou douce ironie. C’est pour cela que toute la Recherche nous fait partager, en dehors de sa profondeur, un sens très vif de l’humour. La Recherche est une oeuvre incroyablement légère, si on la lit avec le coeur prêt à rire. Mais dans un cas comme dans l’autre, Proust y mêlera toujours une grande empathie, celle de celui qui respecte la joie, la douleur ou les travers, quels qu’ils soient, de ses héros, même quand on a l’impression qu’il les dissèque. Et nous sentons   toujours quelque part, dans sa phrase, dans son rythme, sa respiration, derrière les mots, une grande ouverture, une grande générosité qui font que ses descriptions même très longues et alambiquées, dans lesquelles on panique parfois, vibrent d’une sensibilité rarement alourdie par la vérité de leur contenu.
Puis il nous a semblé que le style employé dans cette scène était bien celui qui convenait pour traduire le désespoir de l’enfant qui souffre vraiment. Le baiser de sa mère est vital pour lui, il le conforte, le rassure sur son existence, sur la stabilité de cette dernière. Sa vie est absolument suspendue à ce geste affectueux, à ce CONTACT. Tout le problème est là : dans le CONTACT. L’amour d’une mère, si grand soit-il, semble incomplet à l’enfant s’il ne s’accompagne pas de chaleur physique. Il a besoin de sentir sur sa joue, les lèvres, le souffle et le parfum familier de l’être le plus adoré de la terre. C’est pourquoi l’image de l’enfant qui va «s’ensevelir» dans son lit évoque, non seulement la séparation irrémédiable avec celle qui lui a donné la vie, mais donne aussi une intense sensation de froid, de solitude mouillée. Marcel se sent VRAIMENT très seul à ce moment-là. Parce qu’il est si sensible que tout ce qui le bouleverse prend des proportions démesurées chez lui et il convient de respecter sa douleur avec toute son ampleur, en elle-même, et non seulement comme celle vécue par un enfant. C’est une douleur universelle. Là encore, le Christ nous revient à l’esprit, quand il se sent si triste d’être abandonné même par Dieu. Demi- juif demi-catholique, Proust préféra souvent les comparaisons bibliques aux explications abstraites ou philosophiques pour mieux faire participer le lecteur.
Pour revenir au baiser, il est vital pour l’enfant comme l’est le lait que boit avidement le nouveau-né du sein maternel ou la relation sexuelle qui unit deux êtres qui s’aiment. En être privé brusquement engendre un manque, un vide intolérable plus terrible pour un enfant que pour un adulte parce que ce dernier peut se raisonner, alors que le premier vit tout avec pureté, totalement, sans nuance. Par ailleurs, alors que pour un adulte, le moment de se coucher est senti très positivement, en général, comme celui où l’on va , enfin, oublier les tracas de la journée, laisser reposer son corps et son esprit, pour Marcel comme pour beaucoup d’enfants, il peut signifier une sorte de néant, une séparation d’avec la lumière et la vie et certains ne peuvent s’endormir sans une lampe laissée allumée ou la porte de la chambre laissée entr’ouverte. Alors, Marcel si sage pourtant, tente de renverser la situation. Brusquement, dans son coeur, éclate une autre forme d’amour pour sa mère, un amour exigeant, impatient, qui refuse d’avoir été ainsi congédié, après la privation si frustrante du baiser, qui refuse de «s’enterrer». Mais en enfant très intelligent et très bien élevé, il ne fera pas de scandale, ne simulera pas quelques maux d’estomac et ne fera pas de caprice. Il va essayer, au contraire, de regagner le terrain perdu par un moyen secret, plus subtil, la stratégie diplomatique. Il écrit une lettre à sa mère, avec réponse par retour du courrier. C’est Françoise, le plus désobligeant des facteurs parce qu’elle a compris la ruse, qui est chargée de la transmettre au destinataire. La ruse échouera, la maman ne se laissera pas prendre au piège de l’affection. Mais Marcel aura fait preuve de courage, d’un courage extraordinaire si l’on tient compte de sa sensibilité intériorisante extrême qui le rend plus passif et plus lent à réagir qu’un enfant normal qui serait contrarié. Sensibilité qui le pousse déjà à vivre en quelque sorte sur lui-même, avec lui-même, qui lui fait absorber tout ce qu’il voit autour de lui. On a l’impression qu’il boit tout comme une éponge, qu’ensuite il penche son esprit et son coeur sur ce matériel accumulé en lui pour faire le tri, pour en choisir ce qui pourra le plus le faire réfléchir et mûrir. Il agit déjà presque comme un adulte et s’extériorise très peu. A son âge, il ne se comporte pas comme un enfant normal. Il prend tout ce que lui offre la vie à chaque instant avec un sérieux extraordinaire; on l’imagine mal s’amusant avec plein de jouets, faisant beaucoup de bruit. Quand il se retrouve dans sa chambre, il est triste et essaie de se divertir avec sa lanterne magique, mais il a du mal. Parce qu’ une seule idée l’habite tout entier: le soleil va bientôt mourir derrière l’horizon, il va devoir se séparer de sa mère.  Aussi, essayer de la contacter, coûte que coûte, en plein dîner, est-ce une entreprise qui lui demande beaucoup d’énergie et d’autant plus d’esprit de décision qu’un dilemne terrible le partage en deux: il veut plus que jamais qu’elle vienne l’embrasser mais en même temps il redoute de voir planer quelque ombre de colère où de déception sur le beau visage chéri. Il sait que cette fois, il va trop loin. Penser d’abord à satisfaire son égoîsme et tout autant à l’autre qu’il aime tant, c’est beaucoup pour lui. C’est pour cela que ce passage de la lettre nous semble important dans la dynamique de son caractère de même que celui ou il attend sa mère au haut de l’escalier, après le départ de Swann parce qu’il ne peut se résigner à passer la nuit sans lui dire un mot. Plus il redoute son courroux, plus il déploie son courage de timide maladivement réceptif qui lui donne la force de vouloir rétablir le contact avec elle, le lien précieux brisé brutalement par la venue de Swann. Ce soir, il est prêt à tout, même à devoir quitter la maison comme punission.
Cet entêtement est celui d’un enfant mais pas seulement cela. Il signifie aussi que l’HABITUDE, la continuation, est capitale pour lui, surtout parce qu’elle est synonyme de bonheur stable, sans cesse alimenté, chaque jour renouvelé. Rappelons que Marcel n’aimera pas changer de chambre, par exemple. Chaque fois qu’il devra le faire, il aura beaucoup de mal à s’adapter au nouveau mobilier, aux nouveaux rideaux dont la couleur ne lui revenait pas…..et autres détails de ce genre. Il détestera les chambres d’hôtel parce qu’elles sont trop impersonnelles. Enfant comme adulte, il aime l’habitude, matérielle et psychologique, profondément. Elle est comme une sorte d’instinct de conservation contre le Temps qui sépare, tôt ou tard, elle est toujours là, sur le qui-vive, toujours en éveil, sans en avoir l’air. Il est très attaché à elle non seulement pour recevoir, tous les soirs, le baiser tant attendu tout le jour mais parce qu’.elle le rassure, il se sent comme protégé par elle de tous les dangers possibles et imaginables. Mais elle signifie plus encore. Elle est sa deuxième nature qui le fait vivre intensément au lieu de l’ennuyer. Ou plutôt c’est Marcel qui a le don extraordinaire de savoir la rendre vivante, de la dégager de sa lourdeur, de la magnifier, pour qu’en retour, elle le rende heureux, même dans les choses les plus banales qu’il fait ou qu’il voit chaque jour de sa vie. Sa façon de parler des aubépines, des vitraux de l’église de Combray, de son clocher, pour ne citer que ces exemples, est celle de quelqu’un qui ne s’est jamais lassé de les observer, de les admirer, dès l’enfance. A cette époque-là, déjà, il montre cette disposition innée pour ressentir l’habitude comme une énergie créative qui ne cessera jamais d’enrichir son coeur et son esprit.
Revenons à Marcel, seul dans sa chambre. Ce qu’il veut, c’est que ce courant d’amour entre sa mère et lui ne soit jamais coupé, qu’il circule pour toujours entre eux et ce soir, cette rupture de quelques heures seulement, pourtant, lui a été insupportable.C’était une angoisse existentielle parce que Marcel est si émotif, si impressionnable. C’est de cela dont il a le plus besoin : sentir le coeur de sa mère battre TOUT LE TEMPS et sur le même rythme que le sien mais aussi le sentir battre TOUT PRES DE LUI. C’est un attachement exclusif, qui refuse tout compromis mais que nous sentons dépasser et de loin le simple amour filial. C ’est un lien qui est là, pour toujours. On ne peut pas le détruire, il ne peut que rester vivant, intact, jusqu’à la mort physique des deux protagonistes. Nous insistons sur ce point parce qu’ à notre avis, il est sans doute la fondation même sur laquelle est édifiée toute l’oeuvre, plus exactement, sa matrice humaine. A La Recherche du Temps Perdu est la recherche du temps pour le revivre par la mémoire involontaire, la force et à la fois les lacunes de cette dernière. C’est un travail intellectuel, spirituel, une oeuvre d’art qui touche le domaine de l’esprit, de la pensée, mais pour que cette extraordinaire entreprise soit accessible au lecteur, pour qu’elle touche son coeur, pour qu’il puisse entrer dans son intimité, elle doit se nourrir à une source essentiellement VIVANTE. Il nous semble que Proust a choisi comme l’une de ces sources, l’amour de Marcel pour sa mère, matérialisé par le BAISER de cette dernière, par « le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée». Baiser qui restera très présent dans toute la Recherche, qui continuera de nourrir le coeur de Marcel adulte. Baiser si NECESSAIRE pour Marcel que c’est peut-être à cause de lui qu’Albertine l’aura quitté. Parce qu’Albertine était son amante seulement, c’est à dire un gène étranger, venu se greffer sur son coeur déjà pris pour la vie par la douceur irremplaçable et inoubliable du SOUVENIR de ce contact.      


           3               

 Mais retrouvons Marcel en haut de l’escalier. Ses parents vont monter se coucher. Nous assistons alors à une scène qui ne manque pas de sel. Tandis que le père se montre, en général, plutôt carré avec son fils, pour équilibrer, sans doute, l ’affection maternelle qu’il juge excessive, ce soir, contre toute attente, c’est l’inverse qui se produit. Il reproche même à sa femme d’être trop dure envers son fils et la prie d’aller vite le consoler! 
    Nous connaissons la suite. La maman ne va pas border Marcel dans son lit, l’embrasser, éteindre la lumière et lui souhaiter une bonne nuit. On dirait que cela lui semble insuffisant pour réparer tout le mal qu’elle lui a fait. Elle fera installer un lit dans la chambre pour rester près de son fils, abrégeant ainsi le repos de la pauvre Françoise qui a passé tant d’heures à préparer un menu digne de ses talents de cordon-bleu pour Swann et toute la famille et elle lui lira François le Champi de George Sand, qu’il devait normalement recevoir pour sa fête dans les jours à venir. Quelle généreuse preuve d’amour! Elle a compris à quel point Marcel avait souffert de ne pas avoir été embrassé. Elle se sent coupable. C’est elle qui a trahi le pacte qui les lie tous les deux. D’ailleurs, n’ en n’aura-t-elle pas souffert, elle aussi, pendant toute la soirée? N’aura-t-elle pas eu autant besoin de donner ce baiser à son fils que ce dernier de le recevoir? Comme son fils, elle n’a pas du tout sommeil malgré la fatigue de cette soirée. Tout permet de penser que son fils lui a terriblement manqué, même pendant qu’elle était occupée à écouter Swann. Cela ne semble-t-il pas évident quand un tel amour les unit tous les deux?  Si Marcel pense sans cesse à elle en souffrant, ne peut-on penser qu’il en est de même dans le coeur de la mère? Alors, elle aussi, elle veut qu’ils restent ensemble le plus longtemps possible, ce soir. En même temps, il faudrait que son fils devienne plus fort, se passe d’elle pour se préparer à affronter la vie, mais elle sait que ce sera difficile avec un enfant si délicat et au fond, le souhaite-elle vraiment? Ce qui compte le plus, si elle est vraiment honnête envers elle-même, n’est-ce pas qu’il soit à elle et qu’elle représente pour lui le bonheur de vivre?  Plus tard, quand Marcel partage sa vie avec Albertine, dans l’appartement familial, sa mère accepte cette situation pour le moins «irrégulière», mais on sent bien qu’elle en souffre. Elle souhaite quelque «régularisation». Pourtant, elle se refuse à être une mère possessive, elle laissera Marcel décider tout seul. Mais on ne peut s’empêcher d’imaginer qu’elle voudrait avant tout garder son fils pour elle. Au plus profond de ses cellules, l’instinct maternel, c’est cela, ne pas se séparer de ce que l’on a créé, de ce qui est né de soi.
Pour l’instant, elle essaye de le consoler. Mais Marcel n’est pas consolé. Il comprend qu’il a gravement déçu sa mère: «Il me semblait que je venais d’une main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc.» Mais il n’a pas la force de refuser cette présence si aimée et de toute façon il était trop tard pour changer la situation. Tout à l’heure, Marcel a souffert à cause des autres, de Swann, de sa mère qui a été ferme avec lui, de son grand-père, «d’une férocité inconsciente», de son père, pas plus compréhensif. Maintenant c’est lui qui fait souffrir. L’amour est joie mais aussi souffrance parce qu’il est vécu dans le Temps. Il ne peut jamais rester tel quel. Plus on aime, plus cet amour nous échappe, semble-t-il, parce que sa matière est insaisissable. Marcel commence son apprentissage avec le Temps qui altère tout dès que l’on a décidé d’exister. Adulte, il réussira à s’en faire un ami précieux par l’art de l’écriture. Après l’avoir dégagé de sa lourde matière, si oppressante pour l’être humain, il saura le transmuter en une transparence et une lumière qui lui permettront de voir la vie au delà de celle que nous voyons ordinairement. Sa sensibilité et son intuition de voyant l’aideront à retrouver le Temps en remontant au maximum vers l’Esprit créateur si l’on peut dire, les différentes couches dont sont faits les êtres et les choses qu’il aura choisis de nous peindre. Par exemple, derrière ses extravagances sexuelles et autres, il saura faire briller l’intelligence supérieure et la bonté exceptionnelle de Charlus. Il ira fouiller l’âme de la duchesse de Guermantes, chaque fois qu’il rencontrera le bleu pervenche de ses yeux, la froideur violette de son regard, duchesse pour laquelle il regrettera de ne pas avoir des talents d’écrivain. En géologue averti, il nous fera découvrira qu’au plus profond de son coeur, Swann ne se fait pas d’illusions sur la nature humaine. Il préfèrera se soumettre complètement aux caprices d’ Odette pour ne plus supporter les affres de la jalousie et parce que, justement, le Temps décolore tout, inéluctablement. A la fin de sa vie, sa pensée ramène Marcel à Combray. « La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne me savais pas avoir. J’avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant, comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années». Quand Marcel comprendra quelle direction donner à sa vie, il n’hésitera plus, il s’isolera de tout et de tous pour ressusciter le Temps et l’Espace qu’il a pu vivre, dont il fut l’acteur et le témoin, mais pour l’instant il le subit dans toute son innocence d’enfant, il n’a rien pour se blinder. La soirée a commencé pour le petit Marcel sur un mouvement en mineur, elle se termine aussi en mineur , parce qu’il a tout senti au-delà des apparences, et pour sa mère et pour lui-même. Son coeur s’est enveloppé pour toujours d’une gravité infinie, très tendre mais mélancolique comme la douce plainte d’un violoncelle.


         4

Mais ce n’est pas seulement les soirs où l’on reçoit, que Marcel souffre. Il est malheureux tous les jours et bien avant l’heure du coucher : « A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations». Notons que c’est la présence de ces deux femmes, la présence féminine qui compte le plus pour lui. Sa mère qui est l’exemple vivant de l’amour modèle, de l’harmonie. Mais il adore aussi sa grand’mère. Elle semble faire grande impression sur l’enfant. Elle le fascine peut-être parce qu’elle est son antipode, le contraire de la fragilité maladive de son petit-fils. Elle est la force qui sait braver les éléments de la nature, qui aime marcher sous la pluie et dans le vent. Il l’envie secrètement, il ne pourrait pas l’imiter. Mais ce qui est bouleversant, c’est cette angoisse silencieuse exprimée ni par les mots, ni par les gestes, mais par le REGARD. Marcel n’arrive pas à détacher ses yeux de sa mère. Seul enfant au milieu d’adultes, il n’y a qu’à sa mère qu’il peut lancer un SOS parce qu’elle est en état de réceptivité permanent. Ce regard silencieux braqué toujours dans la même direction souligne bien le côté déjà obsessionnel de son caractère. Il en dit long sur ce que nous appellerons les perceptions secondaires, au deuxième degré, en quelque sorte, de Marcel. On a l’impression que sa souffrance, après avoir été enregistrée par son épiderme, va ensuite se loger si profondément en lui qu’elle ne peut plus rebrousser chemin. Au lieu de revenir à la surface de son être d’où elle exploserait sous forme de colère, de pleurs et autres moyens de chantage que les enfants savent habilement utiliser, et alors le problème serait sans doute résolu, ce n’est pas ainsi que cela se passe. Le plus fort de son intensité adhère si solidement au fond de lui-même que Marcel ne peut plus que faire avec elle et se laisser comme dévorer de l’intérieur. La révolte est possible, mais on imagine facilement que presque tous les soirs, Marcel monte péniblement, sans rien dire, «cet escalier détesté» qui mène à sa chambre.
Mais ce regard, ce silence qui nous émeuvent parce qu’ils sont ceux d’un enfant, ne signifient pas la résignation. Ils traduisent une langueur infinie vécue chaque jour avec la même intensité. Marcel languit après le baiser de sa mère. Si c’était de la résignation, cette dernière protègerait en quelque sorte l’enfant contre cette maladie de l’attente parce qu’elle l’affaiblirait avec le temps à qui rien n’échappe, qui adoucit tout, un jour ou l’autre. Ce n’est pas cela, cette langueur, cette tristesse reste TOUS LES JOURS très vive dans le coeur de l’enfant. Parce que Marcel aime sa mère jusqu’à l’obsession. Comme, devenu adulte, il tourmentera Albertine de sa passion obsessionnelle. Le désir maladif du baiser maternel deviendra la jalousie possessive qui voudra tout savoir sur la jeune fille, pour la garder pour lui tout seul, dans son appartement étouffant. Mais un jour il se lasse d’elle et veut rompre sans pourtant se décider à le faire. Chaque fois qu’Albertine est prête à le quitter, car elle est toujours très conciliante et ne veut jamais contrarier Marcel, c’est lui qui lui demande de rester encore un peu. Il dit qu’il s’ennuie avec elle, mais n’est-ce pas plutôt lui-même, la source de son ennui avec Albertine? Marcel veut tout d’elle, jusqu’à son âme. Mais que lui offre-t-il pour alimenter leur amour sinon sa possessivité pathologique et ce, même avant de découvrir la vie homosexuelle de sa compagne?  Marcel n’aime pas Albertine. Il ne le peut pas. Il n’en a pas la force, la vraie. Parce que celle-ci a déjà été captée, dès l’enfance et pour toujours, par sa mère. Autrement dit, il exige d’Albertine comme autrefois il exigeait le baiser de sa mère. Mais nous avons l’impression qu’il ne donne rien et n’a jamais rien donné. Il a voulu recevoir. C’était toujours à sens unique. Cela n’a posé aucun problème avec sa mère parce qu’une mère est faite pour aimer inconditionnellement. Avec Albertine non plus parce que celle-ci réussit à se dédoubler. Totalement passive et obéissante avec le jeune homme, elle mène aussi, secrètement, sa vraie vie, en accord avec sa vraie nature, celle d’une homosexuelle. Albertine est infiniment plus forte que Marcel qui restera toujours dépendant de sa mère, de son baiser. Baiser qui l’empêchera d’aimer vraiment une autre femme. Albertine représente un amour venu de l’extérieur, auquel il lui faut s’adapter, sacrifier son ego. Alors qu’il n’a rien à quoi renoncer pour aimer sa mère, son amour pour elle est une continuation de celui qu’il éprouve pour elle depuis son enfance, sans vouloir ni sentir le besoin de s’en émanciper.
D’ailleurs, quand il réalise enfin son rêve, aller à Venise, c’est après la mort d’Albertine et il part avec sa mère. Ce n’est qu’une idée qui nous traverse l’esprit, mais aurait-il été si heureux avec Albertine, à Venise, qu’il l’a été avec sa mère? Entre deux amants, si amoureux soient-ils l’un de l’autre et justement parce qu’ils sont amants, ne se glisse-t-il pas toujours quelque ombre de jalousie, de doute, donc de la souffrance? On imagine très bien Marcel continuer de persécuter cette pauvre Albertine tout en admirant les palais ducaux de Venise. Alors qu’avec sa mère, pas de sourdes et douloureuses réflexions sur son amour pour elle, de celles qui rongent l’âme et l’épuisent inutilement, c’est un amour assuré, transparent, sur lequel il n’y a aucune question à se poser. Dans le chapitre III d’Albertine disparue, Marcel parle longuement et avec une délicatesse infinie de sa mère. Ses cheveux sont tout blancs comme auréolés d’une voilette blanche, elle aussi. Ils ont souffert du Temps. Cela veut dire qu’ils ont beaucoup pleuré la perte d’êtres chéris, disparus les uns après les autres, autour d’elle. Mais le REGARD n’a pas changé. Et maintenant, ce n’est pas Marcel qui cherche sa mère du regard, c’est elle qui dirige le sien vers son fils. Un regard plein d’un amour indescriptible, pas celui qu’on accorde à un malade, contrairement à ce que pense Marcel qui se sent tout d’un coup si indigne de cette affection. C’est un amour où il n’y a plus de hiérarchie mère-enfant, où il n’y a plus à se contrôler pour éduquer Marcel, le rendre fort. Aujourd’hui, à Venise, sa mère aime Marcel tel qu’il est, sans plus aucun serrement de coeur comme autrefois. Elle est entièrement amour pour lui et cela seulement, au-delà de son rôle de mère. Et Marcel retrouve la source de sa vie, les larmes aux yeux. Par ce regard, il retrouve le CONTACT avec celle qu’il aime le plus au monde. Sa présence si chère le bouleverse complètement. Elle lui fait voir une Venise devenue magiquement Combray ou presque! Tout lui rappelle sa petite ville adorée, les rues, les boutiques et même les habitants! Tout est si magnifique à voir que lorsque sa mère part, Venise et sa beauté meurent sur le champ. Marcel n’a plus envie de rester seul, de prolonger son séjour comme il le voulait. L’angoisse l’étreint et après quelques moments terribles d’hésitation, « je pris mes jambes à mon cou et j’arrivai, les portières déjà fermés, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d’émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus». Mais elle savait bien, elle, qu’il viendrait, son coeur ne pouvait se tromper. Tous les deux auront ainsi vécu un bonheur parfait pendant tout leur séjour vénitien.
Cela n’empêchera pas Marcel de penser encore à Albertine à Venise. Parfois, la beauté de la ville ravivera en lui son amour pour elle, mais ses souvenirs prendront le plus souvent « des tons neutres». Il lui est encore impossible de remonter le Temps vécu avec elle, de le décanter de ses scories obsessionnelles, de sa jalousie encore brûlante, comme un volcan non complètement éteint. Ne dira-t-il pas lui-même: «J’aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l’étais de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d’alors».

     (FIN)


    décembre 2004  à  Tokyo


【管理者の注】
 2011/01/06にアップした『ママからのキスとマルセルと』の原文。

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