2011/01/23

LA MORT DU PETIT FRERE dans L'AMANT de MARGUERITE DURAS

                                                     photo by Masaki SURUGA



    Hélène Cécile GRNAC



          Comme pour Marie-Claude Carpenter et Betty Fernandez que Marguerite Duras évoque brusquement, sans lien apparent avec son roman ( cf. les pages 79 à 85 ), elle fait de même avec son frère cadet. Arrêtant net son histoire avec le Chinois, avec Hélène Lagonelle, elle va se mettre à parler sur trois ou quatre pages de la mort de son frère préféré ( p.126 – 130 ).
          Parce que lorsqu’on raconte une histoire, on veut brusquement en raconter plusieurs en même temps. La force créatrice travaille simultanément sur plusieurs couches de la conscience et de l’émotion et son flair très sûr sait où et quand il convient de bousculer la trame plus ou moins fixée de l’oeuvre pour y insérer une ou plusieurs de ces zones endormies de notre vie, souvent étrangères au sujet traité mais qui bouillonnent en elle et n’attendent que de monter à la surface. Le roman n’est pas linéaire, il est guidé par une intelligence étoilée, qui va dans tous les sens. La plume n’a plus qu’à obéir. Il devient rationnel justement quand il laisse sourdre tout ce qui le sous-tend et qui nous semble souvent irrationnel. C’est cette partie moins visible, moins évidente qui, en fait, l’habille de cette fascination que le lecteur cherche à découvrir à travers l’intrigue normale pour pouvoir lire avec passion l’histoire jusqu’à sa fin.
         Ce n’est donc pas par hasard que l’auteur place ici ce passage-là: au moment où la « petite » est lasse de tout, où elle a « vaguement envie de mourir », (…),  « vaguement envie d’être seule » ( p. 126) et se persuade d’une chose, la seule qui va désormais compter dans sa vie, qui sera une véritable ascèse, écrire: « Je vais écrire des livres. C’est ce que je vois au-delà de l’instant, dans le grand désert sous les traits duquel m’apparaît l’étendue de ma vie » (p. 126).

          Les pages sur Marie-Claude Carpenter et Betty Fernandez nous révèlent le  « rêve féminin » de l’auteur, c’est-à-dire cette sorte d’éblouissement qu’elle ressentait devant ces femmes si particulières par leur beauté, le charme étrange et unique qui émanaient d’elles et aussi leur vie énigmatique ( cf. notre précédent article A propos de L’Amant de Marguerite Duras ). Elle continuait en quelque sorte l’admiration muette qu’elle avait eu dès l’enfance pour son « idole », celle qui deviendra Anne-Marie Stretter dans Le Vice-consul et Le Ravissement de Lol V. Stein.
          Par contre, ces quelques pages si intensément désespérées sur Paulo nous font découvrir une Marguerite Duras quelque peu inattendue et moins connue en général, celle qui nous parle de métaphysique comme elle la conçoit personnellement. Elles nous aideront peut-être aussi à mieux approcher sa vie dans le triangle « mère-grand frère-petit frère », triangle qui fut la douleur et la joie de ses jeunes années en même temps que la source la plus riche de son inspiration littéraire.   
                                
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          Ainsi, brutalement, sans suite chronologique avec ce qui précède, Marguerite nous annonce-t-elle la mort de Paulo: « Je ne sais plus quels étaient les mots du télégramme de Saïgon. Si on disait que mon petit frère était décédé ou si on disait: rappelé à Dieu. Il me semble me souvenir que c’était rappelé à Dieu » (p.126). Quand elle reçoit ce télégramme, en France, cela fait déjà dix ans environ qu’elle a quitté le Vietnam, qu’elle n’a pas revu son frère. Et quand elle écrit ces lignes, plus de quarante années se sont écoulées depuis sa disparition. Mais pendant les quelques pages qui vont suivre, elle va nous faire partager sa grande douleur enfouie si longtemps dans les abysses de ses souvenirs mais qu’elle va faire ressusciter, sans avertir, avec une puissance effrayante. Comme si son frère, immobile à jamais, gisait devant elle.                   
         
          D’abord, quand elle a lu le télégramme, c’est l’hébètement, l’anéantissement. Ce qu’elle apprend est « inintelligible » ( p.126). Et la souffrance qui la secoue toute entière, encore plus forte que celle ressentie quand elle a perdu son fils. Parce que Paulo, elle a eu le temps de le connaître. Il a partagé sa vie jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Duras reprend ici l’image de l’eau et de sa mouvance si symbolique et si capitale dans L’Amant. C’est sur les eaux immenses du Mékong qu’elle rencontre le Chinois et son destin et c’est la mer majestueuse qu’elle évoque dans sa première expérience sexuelle avec lui: « elle est changée, lentement arrachée, emportée vers la jouissance, embrassée à elle. La mer, sans forme, simplement incomparable » ( p.50 ). Mais ici, l’image suggérée de l’élément marin est terrible, c’est comme une lame de fond qui lui fait perdre pied, la déséquilibre totalement quand elle pense au disparu si aimé : « brusquement, du fond du monde, la douleur arrive, elle m’a emportée, je ne reconnaissais rien, je n’ai plus existé sauf la douleur » ( p.127 ).          

          Marguerite s’est sans doute résignée à la mort de son propre enfant, mais elle refuse celle de son frère: « Mon enfant mort à la naissance je ne l’avais jamais connu et je n’avais pas voulu me tuer comme là je le voulais » ( p. 127 ).
           Duras se met alors à pleurer la mort de son frère mais d’une manière bien à elle et qui ne nous surprend plus. Comme toujours quand une émotion l’atteint tel un coup de poignard dans le coeur et la terrasse, ce sont les termes les plus dépouillés, les plus ascétiques qui viennent se glisser sous sa plume et confèrent à ce dont elle va parler une sorte de vérité tragique qu’il est presque impossible de contester. Elle clame son chagrin inconsolable de soeur mais en déplorant la fin de l ’« immortalité » de son frère. Toujours chez elle le mot abstrait qu’il faut pour traduire le plus concret, le plus charnel et sur lequel elle va travailler pendant deux ou trois pages. Son attachement pour Paulo, proche de la déraison, lui donne une sorte de clairvoyance, de vision sur le mystère du corps et de l’immortalité dont elle semble absolument sûre. Pour elle, les deux ne sont qu’une seule et même chose. Le corps de Paulo était le réceptacle parfait pour la « receler » en lui. Sans son corps, elle n’aurait pu exister. Réciproquement, le corps de Paulo était un corps « visité » , autrement dit un corps de lumière, d’essence divine grâce à elle. Duras semble s’incliner devant la beauté immense de cette force qui a fait vivre ce corps pendant vingt-sept ans. Croyante ou pas, sa passion inconditionnelle pour son frère la rend mystique et l’amène à souffrir en quelque sorte pour lui la Passion du Christ parce que pour elle il était aussi pur que le fils de Marie.

          Mais il est intéressant de noter que ce n’est pas l’âme de Paulo qui compte, encore moins son sort dans l’Au-delà, si l’on peut dire. Elle n’en parle jamais. Seul son  « corps » lui importe, ce qui veut dire sa présence, sa matière, son contact. Pour elle, l’amour s’exprime essentiellement à travers le corps, dans le désir. Rappelons ce qu’elle dit dans ce roman: « Il n’y avait pas à attirer le désir. Il était dans celle qui le provoquait ou il n’existait pas. Il était déjà là dans le premier regard ou bien il n’avait jamais existé. Il était l’intelligence immédiate du rapport de sexualité ou bien il n’était rien.Cela, de même, je l’ai su avant l’experiment » ( p.28 ).

          Amour? Sensualité et sexualité exacerbées par une tendance incestueuse? Possessivité démesurée, similaire, quelque part, à celle de sa mère pour le frère aîné? Qui peut le dire? Duras non plus ne devait pas le savoir exactement puisqu’elle dit elle-même ici que « Cet amour insensé que je lui porte reste pour moi un insondable mystère » (p.129 ).

          Quoi qu’il en soit, dans une première phase, la plus douloureuse, celle qui suit immédiatement la nouvelle de sa mort par le télégramme, Marguerite s’insurge contre la « fin » de ce corps si chéri, si idéalisé.On n’avait pas compris que Paulo était « immortel » .Comment avait-on pu se tromper à ce point?!
          Dans une harangue passionnée tout autant que passionnelle, la soeur prend à partie les responsables de cette « erreur » monstrueuse. Qui sont-ils ? C’est « on ». Mais qui est-ce « on » ? Est-ce l’humanité? Car son frère n’a pu être sauvé par manque de médicaments. C’était la guerre: « Le petit frère est mort en trois jours d’une broncho-pneumonie, le coeur n’a pas tenu » ( p. 37 ).
          Ou bien est-ce Dieu ? « Le scandale était à l’échelle de Dieu » ( p. 127 ) affirme-t-elle. Que veut-elle dire exactement par là ? Que Dieu a abandonné son frère comme il a abandonné son Fils sur la croix ?
          Ou encore que son frère ayant été un « corps visité », comme nous l’avons vu plus haut,  sa mort équivalait à celle de Dieu lui-même et allait plonger l’univers dans les ténèbres éternelles? Tout cela à la fois, probablement. De toute façon, nous avions affaire à une tragédie cosmique, à la perte irréparable de la matière la plus précieuse qui soit pour l’Univers : « On n’avait pas vu que c’était dans ce corps-là que se trouvait être logée l’immortalité. Le corps de mon frère était mort. L’immortalité était morte avec lui. Et ainsi allait le monde maintenant, privé de ce corps visité, et de cette visite » ( p. 127 ).
         
          Dans sa douleur extrême, la soeur aimante à la folie semble gagnée par une sorte d’incohérence, son esprit s’égarer à cause de l’émotion, comme si elle avait du mal à trouver ses mots, bégayant presque en les proférant. Le choc de cette nouvelle lui fait répéter certains mots et expressions à plusieurs reprises: « On s’était trompé. (…). Mon petit frère était immortel et on ne l’avait pas vu. (…), « On s’était trompé complètement » ( p. 127 ). Dans une dizaine de lignes, l’auteur utilisera jusqu’à cinq fois ce pronom indéterminé et trois fois le mot « immortalité ». Elle répètera aussi les mots « erreur »,  « scandale », « univers » .
          Comme nous le voyons, des termes très forts, pour nous choquer, nous réveiller de notre léthargie ignorante. Elle insiste encore plus sur cet aspect fatal avec les verbes presque tous au passé composé ou au plus-que-parfait. Mettant ainsi en relief que le mal était fait, on ne pouvait plus y revenir, mais si ces verbes avaient été mis au passé simple, l’événement serait entré dans l’Histoire, aurait été comme une affaire classée. Avec le passé composé, au contraire, il entre dans le passé, certes, mais ses conséquences sur le présent et le futur se feront inévitablement sentir et altèreront à jamais la vie des hommes durant toute l’éternité. Le monde ne sera plus comme avant.
          C’est comme un souffle biblique qui soudain nous enveloppe. On ne peut s’empêcher de penser au violent orage qui éclata après que le Christ a rendu son dernier soupir au Golgotha.

         Douleur la plus terrestre , la plus charnelle qui soit mais à travers un hommage splendide au corps qui réunit l’humain et le divin en lui.

        Tout ce paragraphe comme maladroit et mal écrit montre bien en fait le style si propre à Duras. Réduit à l’extrême mais si personnel. Si intime avec son énergie haletante mais d’une puissance redoutable, ses répétitions qui accélèrent le rythme des phrases et toujours quelque part ce ton péremptoire coloré d’une affirmation qui n’admet aucun doute ou critique. Style unique qui grave au sens propre du mot l’événement dans le mythique et l’ universel non seulement de l’amour mais aussi de la philosophie de la vie et de la mort.

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          Et la première victime de cette mort du frère, de ce « scandale », de cette
« erreur », c’est Marguerite. Elle est morte avec lui. Parce qu’il n’y a que l’amour qui donne cette lucidité, cette omniscience « si simple ». De comprendre que la mort de l’un, c’est celle de l’autre dans le même éclair de temps. Que celui qui aime et celui qui est aimé ne font qu’un. Et aussi parce qu’on ne peut aimer sans le corps, c’est une nécessité absolue pour Duras: « Personne ne voyait clair que moi. Et du moment que j’accédais à cette connaissance-là, si simple, à savoir que le corps de mon petit frère était le mien aussi, je devais mourir. Et je suis morte. Mon petit frère m’a rassemblée à lui, il m’a tirée à lui et je suis morte » ( p. 128 ). Là encore, elle se sent « emportée » par une vague. Non plus celle de la mer ( p.50 et p.127 ), mais celle du néant ou de quelque lieu dont ils ne pourront plus revenir tous les deux. Mais l’essentiel c’est qu’ils seront à jamais unis, puisque le petit frère l’ « a rassemblée » à lui.
        Ici elle souligne encore une fois comme elle l’a chéri et à quel point, malheureusement, on a l’air de mal savoir aimer, de comprendre si peu le vrai sens de l’amour , de l’empathie. Mais après lui, c’était la fin: « Du moment qu’il était mort, lui, le petit frère, tout devait mourir à sa suite. Et par lui. La mort, en chaîne, partait de lui, l’enfant » ( p. 127 ). La mort d’un être si jeune, et Duras répètera souvent qu’il était « un enfant », est dévastatrice pour le reste de l’humanité.C’est comme un désespoir sans issue, qui achève la soeur, lui ôte toute énergie de continuer de vivre même pour lui, avec son souvenir. Parce que pour elle vivre, c’est le désir de l’autre. L’autre est la concrétisation de ce désir. C’est pourquoi la mort du frère équivaut à celle de son désir de lui. Une situation intolérable où cesser d’exister est la seule chose souhaitable.          
         
          Alors que précédemment, le ton et le style étaient celui du refus, de la protestation, dans cette deuxième phase, tout est en mineur et se concentre sur la mort. Duras répète plusieurs fois ce mot sous ses différentes formes ( la mort, mourir, être mort ) en reprenant souvent aussi les pronoms « il » et « lui » pour désigner son frère. Ce qui donne à toutes ces lignes une impression de douloureuse résignation, de distanciation pathétique qu’il lui faut admettre. C’est comme si elle se recueillait devant sa tombe. Et que dans celle-ci, la soeur y avait déposé son corps à elle. Comme s’il reposait à côté du corps tant aimé, pour toujours.

        Marguerite aurait aimé son frère seulement d’une affection fraternelle, elle aurait sans doute assumé cette perte autrement. Elle la vit si théâtralement, si dramatiquement, parce que plus que la soeur, c’est le corps de cette dernière qui hurle sa douleur d’être brutalement amputée de sa moitié.
         Et c’est aussi Duras qui écrit. Sa plume magnifique lui permet sans conteste de hausser un drame personnel au niveau du drame d’un Racine ou d’un auteur de la Grèce antique.
                
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          Après la révolte puis la mort « intérieure » dans un mouvement grave et lent, dans la troisième phase qui suit, la harangue reprend avec notamment une suite de propositions relatives complétives sur un ton de nouveau presque tranchant, où l’ on sent l’auteur prêt à refuser tout argument contraire au sien. Ce n’est pas le refus de la mort de l’immortalité. Duras ne recule plus devant cette évidence. L’immortalité meurt. La mort de Paulo en est la preuve incontestable.
          Alors, il va falloir enseigner cette incontournable vérité aux autres. Parce que, pour l’instant, il n’y a qu’elle qui la connaît: « Personne ne voyait clair que moi » ( p.128 ), affirme-t-elle. Son plan de militante est très clair. Il suffit de suivre tous les arguments avec lesquels elle voudra nous convaincre ! Mais encore une fois, chez elle, l’abstrait et le simple avec tous les non-dits qui les accompagnent, ce n’est pas toujours évident pour le lecteur peu averti en questions ontologiques ou métaphysiques.

          D’abord, selon elle, « il faudrait prévenir les gens de ces choses-là. Leur apprendre que l’immortalité est mortelle, qu’elle peut mourir, que c’est arrivé, que cela arrive encore. Qu’elle ne se signale pas en tant que telle, qu’elle est la duplicité absolue.
Qu’elle n’existe pas dans le détail mais seulement dans le principe » ( p. 128 ). Elle  veut dire par là que l’immortalité n’est jamais ce qu’elle a l’air d’être. Elle a un double visage: elle existe et aussi elle peut ne plus exister, parce qu’elle est liée à notre vie avec notre corps, comme elle nous l’expliquera quelques lignes plus bas. C’est pour cela qu’elle est très difficile à appréhender, étant déjà en nous. Par ailleurs, elle est un      « principe », c’est-à-dire une sorte de cause première du Tout, elle ne s’explique pas et restera à jamais une énigme pour l’homme. Il ne peut que l’accepter telle quelle.

          Ensuite, la pensée de Duras se précise et devient plus concrète mais avec une manière de s’exprimer qui n’est pas des plus simples. Elle nous dit par exemple « que certaines personnes peuvent en receler la présence, à condition qu’elles ignorent le faire. De même que certaines autres personnes peuvent en déceler la présence chez ces gens, à la même condition, qu’elles ignorent le pouvoir » ( p.128 ). Elle semble diviser l’humanité en deux catégories: la première vit l’immortalité comme dans un état inné de méconnaissance de sa présence en elle, elle la « recèle » en elle.Tandis que la deuxième la « décèle » chez la première, tout aussi intuitivement. Autrement dit l’immortalité est un courant d’échange absolument naturel, instinctif, une attraction magnétique irrésistible entre celui qui désire et celui qui est désiré. Et la fusion entre les deux se fait d’elle-même, sans qu’aucune logique vienne ici l’expliquer, la justifier.

          L’immortalité est donc désir et amour. Mais Duras donne à ces deux états une telle puissance généreuse, une telle intensité qu’elle précise bien que seules « certaines personnes » sont capables de les vivre et de les partager. L’immortalité n’est pas à la portée de tout le monde, il faut la mériter. Paulo, lui, l’avait en lui sans en avoir conscience, dans la pureté totale de l’ignorance et il l’a offerte sans le savoir non plus à Marguerite qui était prête à la recevoir pour se dissoudre totalement dans l’image aimante qu’elle avait de lui. Et c’était cela pour elle, l’immortalité. On pourrait penser que c’était trop simple. Cela ne l’était pas du tout. C’était un sentiment vécu à la démesure de l’univers. Qui nous fait penser à l’amour de Dieu pour son Fils. Amour qu’on n’a jamais pu et pourra jamais expliquer parce qu’il est un état à vivre, celui du « principe » dans le « corps ».
         
          Duras continue son « enseignement » philosophique en confrontant l’immortalité avec le temps. Elle est convaincue que l’immortalité n’existe que dans le moment présent, dans notre corps, pendant qu’il est vivant. Sans lui, comment saurions-nous qu’elle existe? C’est parce que l’immortalité vit la vie de tous les jours en nous que nous ne la voyons pas. Nous préférons la reléguer quelque part après la mort, dans quelque éternité. Or justement, elle n’a rien à voir avec la notion de temps. Duras dit: « Que c’est tandis qu’elle se vit que la vie est immortelle, tandis qu’elle est en vie. Que l’immortalité ce n’est pas une question de plus ou moins de temps, que ce n’est pas une question d’immortalité, que c’est une question d’autre chose qui reste ignoré » ( p. 128-129 ).Elle précise bien encore que l’appréhension de son essence est à jamais inaccessible à la conscience humaine.
         Par ailleurs, dire qu’elle vient de l’esprit, c’est tout aussi absurde. Il est, lui aussi, indéfinissable et insaisissable. C’est comme vouloir attraper le vent: « c’est aussi faux de dire qu’elle est sans commencement ni fin que de dire qu’elle commence et finit avec la vie de l’esprit du moment que c’est de l’esprit qu’elle participe et de la poursuite du vent » ( p. 129 ).  

        L’auteur termine sa magistrale argumentation concernant l’immortalité dans le corps en nous donnant un exemple. Il est d’une vérité accablante que l’on peut voir tout de suite, sous nos yeux, dans la vie: « regardez les sables morts des déserts, le corps mort des enfants: l’immortalité ne passe pas par là, elle s’arrête et contourne » ( p. 129 ).

         Nous pensons à Albert Camus, sans doute proche, ici, de la pensée de Duras: pourquoi ce qui est après notre mort serait-il donc meilleur et plus consolateur pour nous, pour apaiser notre angoisse existentielle? Pourquoi refuser le présent alors que tout est en lui et qu’il n’est pas besoin de chercher dans quelque ailleurs d’un autre temps?
« Car pour un homme, prendre conscience de son présent, c’est ne plus rien attendre » (….) « Si je refuse obstinément tous les « plus tard » du monde, c’est qu’il s’agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. Il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie. Elle est une porte fermée pour moi ». (….) « Tout ce qu’on me propose s’efforce de décharger l’homme du poids de sa propre vie » ( Noces pp. 35- 36-37, éd. Gallimard, 1950 ).
                     
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        De l’immortalité de Paulo c’est-à-dire du particulier, Duras passe au général, à l’universel, pour revenir encore une fois sur le particulier, sur l’immortalité du frère. Il lui tient très à coeur, semble-t-il, d’ajouter sur lui un détail très important. La pureté exceptionnelle de son immortalité qu’elle a l’air de vouloir comparer avec celle du Christ. Une immortalité encore plus pure que celle du Christ. Parce que ce dernier avait une mission de dimension cosmique à accomplir ici-bas. Il a dû côtoyer la laideur du monde, prêcher la parole de son Père pour une foule qui n’était pas préparée à l’écouter. Mais il a eu la force de tout faire. Paulo, lui, ne savait rien ou presque rien, n’était rien et personne n’attendait rien de lui. Il ne faisait pas de miracles. Il personnifiait la peur de vivre, la crainte de tout: « Pour le petit frère il s’est agi d’une immortalité sans défaut, sans légende, sans accident, pure, d’une seule portée » (….) « Il était sans instruction, il n’était jamais arrivé à s’instruire de quoi que ce soit » (….) « C’était quelqu’un qui ne comprenait pas et qui avait peur » ( p. 129 ).
         Et quand Duras ajoute encore que « le petit frère n’avait rien à dire, ailleurs ou ici même, rien » ( p. 129 ), l’allusion au Christ est encore plus claire. Avec les mots « ailleurs ou ici même », elle veut peut-être encore plus souligner que contrairement au Christ, qui devint le Messie sur Terre et continua son oeuvre spirituelle dans l’Au-delà, selon la croyance chrétienne, la vie de Paulo n’avait été que néant. Ou peut-être veut-elle simplement dire dans la famille et en dehors d’elle, pour autrui? Rien ne l’avait jamais touché ni sali, rien n’avait jamais terni sa transparence, pas même la souffrance. Il avait l’air de ne rien ressentir, il était alors parfait en un sens: « Parfois on croyait qu’il ne savait même pas souffrir » ( p. 129 ). Ici, veut-elle dire qu’il n’y avait qu’elle qui souffrait pour les deux? Et qu’elle se sentait très seule dans sa souffrance?

          Duras ferme la boucle sur cette folle et incroyable évocation de son frère en ne parlant plus de sa mort mais de souvenirs de leur enfance. De leur vie quotidienne dans l’ombre menaçante du grand frère et les malheurs de la mère. Des goûts incroyablement simples de Paulo ( les bagnoles, les carabines de chasse, la mécanique) quand on pense à l’ambition de sa soeur qui voulait devenir écrivaine. Et tous les détails banals qu’elle nous donne de sa vie ne veulent-ils pas montrer aussi que l’immortalité la plus belle choisit de se manifester dans des créatures comme Paulo?
         Alors, loin de diminuer à nos yeux la valeur du frère, tout ce passage-là anoblit au contraire ce dernier par l’amour si immense, si inébranlable de sa soeur qui semblait le prendre complètement en charge sur ses frêles épaules : « Je l’aimais, semblait-il, pour toujours et rien de nouveau ne pouvait arriver à cet amour. J’avais oublié la mort » ( p.130 ). Paulo, le seul être au monde par qui Marguerite aura pu vivre l’immortalité.  

         Elle s’est arrêtée de parler de lui. Tant d’années ont passé. Elle se laisse aller à regarder la nature devant elle, à écouter les oiseaux. Ils « crient de toutes leurs forces, des déments » ( p. 130 ). Mais leurs cris, s’ils signifient l’angoisse et la tristesse ne signifient-ils pas aussi la vie qui recommence, une nouvelle immortalité grâce à « la lumière surnaturelle qui suit la pluie » ( p.130 )? Et cette « lumière » n’est-elle pas l’ « esprit », à partir d’où tout commence et recommence « éternellement »? Mais grâce à nous, à notre corps sans lequel nous ne pourrions prendre conscience qu’il est là?

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         On peut alors se poser une question: pourquoi Duras a-t-elle aimé à ce point ce frère presque simplet, ce « petit frère » qui avait deux ans de plus qu’elle?                 
Si l’on revoit brièvement la vie de l’auteur, on remarque que son père meurt quand elle a quatre ans et qu’elle n’en gardera pas un souvenir marquant. C’est la mère qui prend toute la famille en charge, trois enfants. Deux fils qui ne feront jamais rien de bon dans leur vie et une fille, Marguerite, d’une intelligence remarquable, tout le contraire de ses frères.

          Mais la mère est déjà en soi un problème insoluble. C’est une femme qui souffre d’une sorte de dépression chronique que n’explique pourtant pas complètement son état de veuve et de mère écrasée par trop de responsabilités. Duras elle-même ne comprendra jamais la raison réelle de ce spleen incurable chez elle qui affecte tous les enfants: « Ce grand découragement à vivre, ma mère le traversait chaque jour » ( ….) « J’ai eu cette chance d’avoir une mère désespérée d’un désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soit-il, quelquefois n’arrivait pas à l’en distraire tout à fait.Ce que j’ignorerai toujours c’est le genre de faits concrets qui la faisaient chaque jour nous quitter de la sorte » ( p.22 ).

        Par ailleurs, elle s’attache si bien à son premier fils que ses deux autres enfants n’existent pas pour elle ou si peu. Tout ce qu’elle essaiera mais en vain de réaliser pour gagner de l’argent, au Vietnam ( la concession sur le Pacifique) ou en France ( l’élevage de poussins dans des couveuses électriques), ce ne sera pas pour Paulo ni pour Marguerite mais pour le fils aîné. Ce fils si aveuglément aimé, le seul des trois enfants qu’elle appellera « mon enfant » ( p. 75 ), à qui elle dira ( …) « Mon petit, je suis fière que tu sois comme ça, encore, à ton âge…maigre comme un chat…mon petit…» ( Des journées entières dans les arbres, p.96. éd. Gallimard, 1982 ). Elle aura honte de sa fille quand elle apprendra sa liaison avec le Chinois et laissera volontiers son idole de fils menacer sa soeur et vouloir la battre ( p.73-74 ) mais elle éprouvera pour lui une fierté inébranlable même s’il la vole et l’exploite sans vergogne jusqu’à la fin : « C’est une autre fierté que je suis seule à comprendre. Et c’est seulement de ça que je souffre, mon petit, c’est tout, d’être seule à la comprendre et de penser que je vais mourir et que personne, après moi, ne l’aura » ( id. p.96 ) Amour aveugle d’une mère pour son enfant, surtout quand il s’agit du premier, dit-on. Mais on retrouve ce même attachement presque maladif chez Marguerite pour son frère Paulo et aussi plus tard pour son deuxième fils. La fille reproduira la même « erreur » que la mère, semble-t-il.

         Alors, dans ces conditions-là, comment Marguerite, la seule fille de la maison va-t-elle grandir? Elle n’a pas de soeur à qui elle pourrait confier ses petits problèmes personnels, d’abord de fillette puis d’adolescente et avec sa mère cela ne semble pas possible non plus. On peut supposer d’ailleurs que cette dernière, non seulement est incapable de donner une éducation réelle à sa fille mais ne le désire pas vraiment. Elle s’intéresse d’abord à son fils adoré, c’est un fait, mais Marguerite l’embarrasse. C’est une enfant au « corps chétif » (    ) « à la minceur ingrate de la forme » ( p.20 ), mais qui deviendra une femme comme elle, la mère. Et la mère ne veut peut-être pas s’occuper de sa fille, l’aider à traverser la période difficile de la puberté puis celle encore plus difficile de jeune fille. Elle n’a plus envie de revenir la-dessus. Cela lui rappellerait sa jeunesse. Pendant laquelle elle a sans doute tout gardé pour elle, et s’est développée toute seule, comme elle a pu, tant bien que mal. Parce qu’à l’époque, c’était tout à fait inconvenant d’en parler aux autres, même à sa propre mère. La pudeur était de rigueur, dans ce domaine si intime. La mère le sait: tout ce qui touche la femme reste toujours tabou. Alors, avec Marguerite elle se comporte de la même façon. Duras n’évoque jamais, du moins dans ce roman, de véritable dialogue ouvert, libre, avec sa mère, concernant la sexualité par exemple. Encore moins quand sa fille est devenue l’amante du Chinois. Pourtant, très précoce sur ce plan-là et si intelligente, la fille aurait été capable d’en discuter avec sa mère…  

          Mais Marguerite embarrasse sa mère pour une autre raison encore. Une véritable intimité avec sa fille mettrait la mère à nu, lui ferait sans doute prendre conscience de l’échec de sa vie. La fille semblait avoir compris que sa mère en était venue à douter de tout: « de ce mariage, de ce mari, de ces enfants » ( p. 22 ). En vérité, la mère n’a jamais connu le véritable amour. Elle n’a jamais vraiment aimé ni été aimée: « L’image de la femme aux bas reprisés a traversé la chambre. Elle apparaît enfin comme l’enfant. Les fils le.savaient déjà. La fille, pas encore. Ils ne parleront jamais de la mère ensemble, de cette connaissance qu’ils ont et qui les sépare d’elle, de cette connaissance décisive, dernière, celle de l’enfance de la mère. La mère n’a pas connu la jouissance » ( p. 50 ).
Pourtant elle a dû, comme toutes les jeunes filles du monde, nourrir en elle l’image d’ un amour idéal, merveilleux…Il avait été anéanti dans les « traits tirés », le « désordre de sa tenue » et « la somnolence de son regard » ( p. 21 ).

          Mais la mère pouvait aussi éprouver une secrète envie envers sa fille déjà si mûre, si femme à quinze ans à peine malgré son corps si frêle. Marguerite dira d’elle-même: (….) « J’avais en moi la place du désir. J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance. Ce visage se voyait très fort. Même ma mère devait le voir. Mes frères le voyaient » ( p.15 ).
         La mère ne parlera jamais d’amour avec sa fille, pourtant sa féminité sacrifiée et restée lovée quelque part au plus profond de son être se réveille brutalement, avec une force redoutable, « dans un sursaut de folie ».( p. 72 ). Elle se doute, un jour, que sa fille a rencontré un homme et c’est une sorte de grosse crise de jalousie tout aussi bien que la peur du déshonneur: « Elle ne sait rien de ce qui est arrivé à Cholen. Mais je vois qu’elle m’observe, qu’elle se doute de quelque chose » ( p. 72 ) (…..) « L’épouvante soudaine dans la vie de ma mère. Sa fille court le plus grand danger, celui de ne jamais se marier, de ne jamais s’établir dans la société, d’être démunie devant celle-ci, perdue, solitaire » ( p. 73 ). Et la mère, hystérique, frappera l’enfant avec l’accord du grand frère.

          Alors, jusqu’à quinze ans, Marguerite vivra dans une atmosphère étouffante de crises maternelles, de disputes entre les deux frères, de solitude terrible que seul le désir dévorant et tenace d’écrire fera tenir bon. Mais avec toujours l’impression de communiquer avec sa mère à travers le frère aîné. Elle ne pourra jamais se former une identité à partir d’une relation « normale » avec sa mère, une relation d’amour et de rejet, d’opposition et d’affection. Bref, à partir d’ une intimité qui serait devenue assez insupportable pour qu’un jour elle ait la force de la quitter et aller « faire sa vie ». C’est pour cela qu’elle dira dans les premières pages de son roman: « L’histoire de ma vie n’existe pas. ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne » ( p. 14 ).

           Ce n’est que sur le Mékong, à quinze ans et demi, qu’elle a enfin le sentiment de naître, de s’être trouvée. Mais pas en se détachant de sa mère puisqu’il n’y avait jamais eu d’osmose entre elles deux, mais grâce à elle seule, à sa propre force: « C’est au cours de ce voyage que l’image se serait détachée, qu’elle aurait été enlevée à la somme » (….) « Une photographie aurait pu être prise » (….) « Mais elle ne l’a pas été. L’objet était trop mince pour la provoquer » ( p.16-17 ). Duras souligne douloureusement ici à quel point elle avait peu compté pour sa mère ou plus précisément à quel point sa mère l’avait peu aidée à « se faire ». C’est pour cela, qu’en fait, « l’image n’a pas été détachée, enlevée à la somme » (….) « C’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur » ( p. 16-17 ).    

                 *************************

          Alors, la soeur s’attachera au « petit frère ». De toutes ses forces. Elle lui vouera un « amour insensé ». Plus ou moins livrés à eux-mêmes, leur différence d’âge de deux ans seulement leur permettra de partager presque tout dans leur vie et notamment les jeux. On ne sait pas comment Paulo prend l’amour de la mère pour son frère. Marguerite dit bien « qu’on croyait qu’il ne savait même pas souffrir » ( p.129 ), mais est-ce si sûr? De toute façon, elle veut protéger ce frère contre le grand, parce que Paulo est faible et a peur de tout. Et si dans la vie de Duras, la vraie, il y a eu inceste, il peut avoir été le premier homme qu’elle ait jamais aimé. Mais comment Paulo a-t-il aimé sa soeur? Cette « passion » a-t-elle été réciproque ou plutôt unilatérale? Duras ne précise rien sur ce point dans L’Amant . Elle laisse seulement voir son attachement pour les hommes faibles. Le héros d’ une de ses oeuvres maîtresses Le Vice-consul. est aussi un homme trop sensible qui ne peut aimer que platoniquement la belle Anne-Marie Stretter.
          Paulo aura certainement beaucoup aidé Marguerite à supporter cette si pénible vie de famille qu’elle cachait soigneusement aux autres: « De tout cela nous ne disions rien à l’extérieur, nous avions d’abord appris à nous taire sur le principal de notre vie, la misère. Et puis sur tout le reste aussi. Les premiers confidents, le mot paraît démesuré, ce sont nos amants, nos rencontres en dehors des postes, dans les rues de Saïgon d’abord et puis dans les paquebots de ligne, les trains et puis partout » ( p.75-76 ). Les affinités que la soeur a avec ce frère lui permettent de reporter sur lui tout l’amour qu’elle éprouve pour sa mère mais que cette dernière ne voit pas parce qu’elle ne pense qu’à son fils préféré. Cet amour est aussi celui que Marguerite veut désespérément recevoir de celle qui lui a donné la vie. Ainsi pour l’adolescente doublement contrariée dans son affectivité, Paulo est heureusement là pour lui permettre de sauvegarder un minimum d’équilibre intérieur.
          Mais il nous semble pourtant qu’elle était plus proche de son frère aîné.
Elle le détestait. Elle rêvait de le tuer, par jalousie, parce qu’il n’y avait plus de place dans le coeur de la mère, après lui. Mais il était tout le contraire de Paulo, il savait en imposer à tous. Par exemple, quand toute la famille est invitée au restaurant par le Chinois, tout le monde suit l’attitude du grand frère: « La façon qu’a ce frère aîné de se taire et d’ignorer l’existence de mon amant procède d’une telle conviction qu’elle en est exemplaire. Nous prenons tous modèle sur le frère aîné face à cet amant. Moi non plus, devant eux, je ne lui parle pas. En présence de ma famille, je dois ne jamais lui adresser la parole » ( p.65 ) et un peu plus loin elle ira jusqu’à dire de son amant « En présence de mon frère aîné il cesse d’être mon amant » (….) « Il devient un endroit brûlé. Mon désir obéit à mon frère aîné, il rejette mon amant » ( p.66 ).
           Marguerite craint ce frère diabolique mais son épouvante est à la mesure de la fascination qu’il exerce sur elle. On est loin du « corps visité » de Paulo, de son innocence totale. Ici c’est la force irrésistible du Mal qui envahit le coeur de la soeur. Elle précisera d’ailleurs qu’elle danse avec Paulo et avec son amant mais jamais avec le grand frère: (…..) « Je n’ai jamais dansé avec lui. Toujours empêchée par l’appréhension troublante d’un danger, celui de cet attrait maléfique qu’il exerce sur tous, celui du rapprochement de nos corps » ( p. 68 ).

         Ce frère a de quoi attirer Marguerite. Il porte en lui tous les excès. Il fume de l’opium, il vole sa mère, il terrorise la soeur et Paulo, il est beau et il sait séduire. Personne ne lui résiste et celle qui est à ses genoux, c’est sa mère. Il est comme Dieu dans la maison. N’annonce-t-il pas tout ce que sera Marguerite mais à sa manière, naturellement? Si l’on accepte ce roman comme auto-biographique ou très inspiré de la vraie vie de l’auteur, alors, très jeune, elle se laisse entretenir par un homme riche sans l’aimer et lui demande aussi d’entretenir toute la famille. Ensuite, plus tard, à Paris, elle s’adonnera à l’alcool, frisera la folie, traversera « le grand désert » ( p. 126 ) de la vie d’écrivaine. Vivra une dernière liaison, déjà âgée, avec un de ses admirateurs dont elle sera au demeurant très jalouse de sa relation homosexuelle…Tous deux portent en eux quelque fatalité, un poids ontologique qui pèsent sur leurs épaules. Si la pureté de Paulo bouleverse Marguerite, la noirceur du grand frère n’en a pas moins une puissance envoûtante sur elle. Le frère aîné représente donc incontestablement une sorte de double psychique et aussi un matériau intéressant pour celle qui dès l’âge de douze ans aura décidé qu’elle consacrerait sa vie à l’écriture.

          Finalement, Marguerite pourra dire, sur le Mékong, « Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante » ( p. 9 ). Elle pourra dire qu’elle s’est créée mais en vérité pas toute seule. Elle pense que « l’image n’a pas été détachée, enlevée à la somme ». A notre avis elle s’est bien « détachée de la somme », de la mère. Mais d’une mère opaque et grise dont le rayonnement plombé parvenait seulement à développer chez sa fille un sentiment permanent de manque d’affection, de frustration déprimante. Marguerite s’est détachée du « négatif » maternel, d’une mère - ombre en quelque sorte, qu’elle a dû côtoyer pendant des années.
        Et quand elle se laisse aborder par le Chinois, c’est qu’elle est prête à assumer cette aventure, grâce justement à tout ce qu’elle a appris de sa vie terrible avec ses frères et avec sa mère. Sur le bac, elle sait tout d’un coup, dans une sorte de fulgurance, qu’elle a assez de puissance pour réussir le formidable exploit de repousser enfin la force anéantissante de sa mère. Force qui aurait pu l’aspirer et la détruire, faire d’elle un être irrémédiablement marqué par cette influence débilitante à la longue.
   Nul doute que Marguerite était habitée par une énergie extraordinaire. 


        ( FIN )

        mai 2007  à Tokyo


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