Hélène Cécile GRNAC
La réputation de Marguerite Duras reste celle d’une écrivaine difficile et même ennuyeuse. On peut dire plus exactement qu’à côté de ses admirateurs inconditionnels comme l’a été le compagnon de ses dernières années ( Yann Andréa), nombreux sont les lecteurs qui ayant voulu la lire, ont avoué que franchement ils n’ont pas réussi à accrocher ni à ses histoires ni à son style, que ce qu’elle écrivait, c’était pour les « intellectuels ».
Il ne faut pas généraliser, naturellement, mais autour de moi, du moins, rares sont les personnes qui ont aimé lire et relire sans se lasser, par exemple, ses oeuvres écrites entre les années 1964 et 1968, les plus difficiles à saisir sans doute, les romans de ce qu’on appelle son « cycle indien » comme Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-Consul ( adapté à l’écran par son auteur, en 1974, sous le titre India Song, film-culte, qu’on dit, encore aujourd’hui, fascinant ou insupportable et irritant, c’est selon), La Femme du Gange et L’Amour.
Dans ces romans-là, Duras exige une attention aiguë de la part du lecteur qui doit savoir lire tout ce que cachent les mots et son style si lapidaire, si fouillé. Mais, d’après elle, ce sont les jeunes qui, étonnamment, ont beaucoup apprécié ces oeuvres «intemporelles »,(cf. Le Bon Plaisir de Marguerite Duras, émission diffusée sur France-Culture, le 20 octobre 1984).
On dit enfin qu’elle n’est plus à la mode, qu’on ne la lit plus. Pourtant, revues, essais et thèses sur elle ne cessent de sortir, non seulement en France mais à l’étranger.
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Il est vrai que ce n’est qu’à partir de L’Amant qui lui valut le prix Goncourt 1984, qu’elle est devenue populaire. Mais déjà dans Un Barrage contre le Pacifique , en 1950, pour lequel, d’ailleurs, elle manqua de très peu le prix Goncourt, elle traitait le
problème familial avec la mère comme figure centrale. Un sujet-obsession, un leitmotiv douloureux que l’on retrouve dans presque toutes ses créations. Selon l’auteur, pour ce roman le prix lui a été refusé parce qu’il critiquait le système colonial, sujet trop brûlant alors, pour les Français. Le film qu’en a fait René Clément, en 1957, n’eut pas le succès de L’Amant .
Pendant longtemps donc, le grand public, celui qui aime les best-sellers pas trop compliqués, la bouda. Mais L’Amant fut un événement littéraire surtout pour sa coloration autobiographique. L’auteur se raconte. Elle nous parle de choses très intimes de sa vie passée (mais nous savons bien que tout écrivain aime mélanger fiction et réalité) et cela suffit bien souvent à s’attirer la sympathie des lecteurs.
Enfin, son adaptation cinématographique ( que Duras critiqua beaucoup) contribua largement à le rendre familier à une grande majorité de spectateurs qui se contenteront d’avoir vu le film sans éprouver jamais la curiosité de lire l’oeuvre originale, hélas. C’est pourquoi, quand on évoque ce titre, les gens vous parlent souvent du film, d’abord. .
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L’histoire de L’Amant est, somme toute, assez simple. Elle se déroulerait aujourd’hui, elle n’aurait plus rien de scandaleux. C’est celle d’une petite Française très pauvre et d’un richissime Chinois. Cela se passe au Vietnam de l’entre deux-guerres, sous l’Occupation française. C’est une histoire d’amour qui finit tristement parce qu’à l’époque, un Chinois même riche n’épouse pas une Blanche. Et c’est ce que l’on retient de cette oeuvre, en général.
Mais si l’on demande aux gens qui ont lu ce roman ce qu’il ont ressenti en parcourant les premières pages, celles sur le visage et l’ « image émerveillante », beaucoup prennent un air étonné. Ils en ont un souvenir très vague. Pour eux, tout commence vraiment quand l’adolescente descend du vieux bus pour indigènes, s’accoude au bastingage du bac tout aussi vieux qui transporte les voyageurs sur l’autre rive du Mékong et va dans quelques instants voir venir vers elle le Chinois à la belle limousine noire. Ils n’ont pas oublié les scènes de déchirements familiaux mais en gardent une impression lourde et pénible et ajouteront que ce ne sont pas les passages du roman qu’ils relisent volontiers ni non plus ceux du film qu’ils aiment revoir.
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C’est pourtant le début du roman qui s’imprime dans notre mémoire. A jamais. Les pages avant la rencontre décisive dans sa vie, de la narratrice, de « l’enfant de quinze ans et demi » avec cet étranger, puisqu’il est chinois.
Tout le reste est très intéressant parce qu’il pousse à une réflexion sur plusieurs plans ( l’amour et l’argent, l’enfer familial, les Français pauvres des colonies, les colonisés encore plus misérables, la critique sous-jacente de la métropole etc…), mais il sert naturellement à habiller l’histoire d’amour, qui a priori, peut être prise pour thème principal, à la rendre assez passionnante pour réussir à bouleverser les lecteurs. Ajoutons ici, que c’est souvent le style de l’auteur, magnifique pour les uns, beaucoup trop dépouillé ou maniéré pour toucher, pour les autres, qui les diviserait.
« Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit: « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez très belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté.»
C’est ainsi que Marguerite Duras commence son roman.
De son côté, Albert Camus, quelque quarante années plus tôt (1942, plus exactement), commence L’Etranger comme suit: « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile: « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »
Les deux auteurs annoncent une même vérité, celle du Temps, mais chacun en sens inverse, en quelque sorte. Meursault apprend la mort de sa mère avec un naturel désarmant, comme s’il s’agissait de quelque information d’ordre administratif. Son attitude apparemment neutre est juste au fond. C’est une chose qui devait arriver un jour ou l’autre, fatalement. Ce n’est pas la peine de dramatiser. Il n’y a plus qu’à aller à ses obsèques. Mais il ne s’agit pas seulement d’obsèques. Déjà son destin est en marche, il va lui aussi vers la mort, vers sa fin prochaine. Puisque finalement il sera exécuté parce qu’il n’aura pas pleuré sur son corps.
Duras, elle, n’est plus jeune quand cet inconnu lui révèle brutalement qu’il l’aime mieux ainsi avec plein de rides. Il lui fait comprendre, en quelques mots, que sa beauté vient de sa longue et inébranlable passion folle d’écrire. Il lui donne, en fait, sous forme de compliment, le bilan de tout le chemin qu’elle a parcouru dans sa création littéraire.
Meursault va avancer vers l’inéluctable, Duras va remonter sa mémoire. Les deux contextes n’ont rien de commun, certes. Les deux protagonistes se rejoignent pourtant. Dans leur façon étonnamment similaire d’appréhender l’événement. C’est le même rythme qui déchire l’espace, presque décoloré tellement il semble impersonnel alors que cela les concerne directement. Duras comme Camus s’abstiennent de tout commentaire, ne trahissent aucune émotion, si fugitive soit-elle.
On pense immédiatement que le héros de Camus est bien froid et indifférent et que Duras, elle, garde un silence orgueilleux parce qu’elle est saisie par la justesse de ce qu’elle vient d’apprendre, mais surtout, parce qu’au fond, elle le savait déjà. Elle dira même quelque part: « Les hommes aiment les femmes qui écrivent. »
Mais ce que nous voulons souligner, c’est que les premières notes de ces deux romans résonnent indéfiniment dans l’espace illimité sans se répandre à travers lui. Elles restent comme suspendues, comme matérialisées, immobiles pour toujours dans l’Ether à cause de leur évidence ontologique immuable si intense et de tout ce qu’elles vont déclencher par la suite. C’est à dire non seulement en ce qui concerne la valeur elle-même de ces deux oeuvres mais aussi et surtout l’énergie créatrice extraordinaire que chacun des deux écrivains a investie dans la sienne, énergie qui, elle, continue bien de vibrer à travers l’univers des lecteurs.
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Après ce bel hommage masculin que Marguerite reçoit pour sa beauté devenue ce qu’elle est, non pas parce que son visage a échappé aux morsures du Temps mais justement parce qu’il a laissé ce dernier l’éroder, le creuser, le crevasser, l’auteur va aimer le détailler quelques lignes plus tard.
Dans une phrase brève, tranchante comme une lame de rasoir, qui ne permet aucun doute possible, elle se résume. Elle n’a jamais été jeune. Elle a vieilli tout de suite. Pour elle le temps a passé plus vite que pour les autres: « Très vite dans ma vie il a été trop tard ». A partir de là et toute la page suivante, elle va nous décrire son visage. « A dix-huit ans il était déjà trop tard(… )A dix-huit ans j’ai vieilli(…..)Ce vieillissement a été brutal(…..). »
Nous pourrions penser à une belle tête d’un Giacometti, par exemple. Mais Duras a un sens inné du cinéma. Elle nous fait assister plutôt à une séance de simulation, celle d’un véritable tremblement géologique, d’une évolution de la Nature, de la Terre. De l’époque actuelle , elle nous fait remonter avec une vitesse vertigineuse à l’ère lointaine, semble-t-il, de son visage sans ride aucune, parfaitement lisse de laquelle, grâce à la virtuosité magique de la caméra et avec la même vitesse, elle nous fait revenir au point de départ en nous faisant remarquer sur le chemin, les zones principales de son visage qui ont subi les plus graves bouleversements, les plus visibles atteintes de ce vieillissement. Nous « voyons » en accéléré et comme en relief, les grandes convulsions provoquées par « cette poussée du temps ».
L’auteur ne lésine pas sur les épithètes, cruellement justes, impitoyables : « yeux plus grands, regard plus triste, bouche plus définitive, cassures profondes » (sur le front). Plus loin, elle dira encore: « J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée(….)J’ai un visage détruit. » Une suite de participes passés qui marquent ce désastre d’un sceau définitif irrévocable.
Mais cette description est comme un rapport scientifique, tout à fait objectif. C’est celle d’un explorateur, très intéressé de découvrir tout cela, tous ces aspects de la vie. Duras ne se confond pas avec son visage. Elle l’observe attentivement comme une carte géographique. Il est extérieur à elle: « Au contraire d’en être effrayée, j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture » Finalement, les grandes lignes de son architecture, elles, n’ont pas bougé: « Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal(..….).» Cette phrase laisse entendre qu’une certitude réelle habite l’auteur. Elle l’assure déjà que quelque part, un équilibre, une force intérieure va lui permettre un jour de rester elle-même, de pouvoir maîtriser cet affolement du Temps. Elle ne dit pas comment mais on devine que ce sera par quelque chose de très fort en elle, l’écriture. A partir de dix-neuf ans, elle gardera son visage tel quel ou presque, c’est-à-dire qu’ « il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit. »
(p.10).
Le travail du Temps sur son visage, c’est tout le travail immense de l’auteur sur le papier. Les profondes et magnifiques rides qui le sillonnent, c’est le ressassement des mêmes thèmes qui l’auront torturée jusqu’à la fin. De la mère, de l’amour absolu impossible, de la folie, de l’errance, du vide de l’ennui, c’est une obsession, une maladie mentale presque : « Je tourne en rond dans mes livres » dira-t-elle. Inlassablement, mais avec génie, elle les reprendra à travers son amour incroyable de la langue aussi.
Labourant, retournant, torturant jusqu’à devenir presque folle, les mots, le style, pour en extraire de nouvelles nuances, de nouvelles couleurs, de nouveaux reflets qui pourraient exprimer l’inexprimable. Elle voudra désespérément obtenir l’écriture simple, celle qui exprime l’essence la plus pure possible de ce qu’elle veut dire, nous en donner sa métaphysique.
Labourant, retournant, torturant jusqu’à devenir presque folle, les mots, le style, pour en extraire de nouvelles nuances, de nouvelles couleurs, de nouveaux reflets qui pourraient exprimer l’inexprimable. Elle voudra désespérément obtenir l’écriture simple, celle qui exprime l’essence la plus pure possible de ce qu’elle veut dire, nous en donner sa métaphysique.
Un jour, d’ailleurs, quand elle en sera insatisfaite et par peur de devenir folle, elle se tournera vers l’image, vers le cinéma. Là, pendant les années soixante–dix, elle essaiera d’inventer l’image visible qui révélerait l’invisible. Elle y réussira assez bien, en fait ( Nathalie Granger, La Femme du Gange, India Song, Aurélia Steiner…) mais finalement, c’est à l’écriture qu’elle reviendra définitivement. Le cinéma ne saurait lui être supérieur, décidera-t-elle.
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Les deux premières pages du roman l’annoncent et le résument en même temps. Entre environ dix-sept ans (sa relation avec le Chinois est alors terminée) et dix-neuf ans, la narratrice a précocement « vieilli », elle précise même que c’est à partir de quinze ans.Tout apparaît sur son visage qui ne trompe pas. Son être profond se prépare à la vie qui l’attend, c’est de là que tout va partir, va se décider, pour le meilleur et pour le pire, semble-t-il.
Tout ce que son visage d’adolescente laisse voir est très lourd à porter et pourrait se concentrer dans un seul mot, le désir au sens large du mot, si l’on peut dire. Une force de vie fantastique chez Duras, qu’elle fera sentir à travers toutes ses oeuvres , surtout les plus désespérées, paradoxalement. Dès qu’elle en aura achever une, dans laquelle elle se sera appliquée à détruire d’une manière ou d’une autre, son personnage, son amour, sa vie, comme régénérée, elle sera prête à créer de nouveau…dans une nouvelle destruction. Chaque création a été sans aucun doute un enfantement douloureux comme chez presque tous les artistes, mais on a toujours l’impression qu’elle en est sortie encore plus forte, plus capable d’approfondir sa recherche sur les drames humains. Dans L’Amant, ce désir-force de vie est partout et très fort.
D’abord, tuer. Le désir de tuer son grand frère: « (…) Il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans qui a fait que ce visage a eu lieu( ….).J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu(…..)Je voulais tuer mon frère aîné, je voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule fois et le voir mourir » (p.13).
Marguerite déteste ce frère parce qu’elle en est terriblement jalouse. Il prend tout l’amour de sa mère. Il ne reste plus rien pour elle et pour son « petit frère». Elle trouve que c’est trop injuste, cela ne peut durer: « C’était pour enlever de devant ma mère l’objet de son amour, ce fils, la punir de l’aimer si fort, si mal et surtout pour sauver mon petit frère, mon enfant…» (p.13). A cette haine, s’ajoutent donc un ressentiment profond pour la mère si partiale dans le partage de son affection pour ses enfants et l’amour réel mais impuissant de Marguerite pour le deuxième frère.
A travers le roman, nous voyons pourtant que sa révolte contre sa mère est aussi un grand cri d’amour pour elle: « Ma mère mon amour son incroyable dégaine avec ses bas de coton reprisés par Dô, sous les Tropiques elle croit encore qu’il faut mettre des bas pour être la dame directrice de l’école(…) » ( p.31-32). Quant à son comportement envers ce frère, nous verrons plus bas qu’il est loin d’être clair.
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