vers 1983 à ikenoue, Setagaya, Tokyo
photo by Masaki SURUGA
Hélène Cécile GRNAC
Je m’appelle Lol V. Stein. Je ne l’ai jamais montré à personne et je n’en ai jamais parlé autour de moi. C’est un secret. Je tiens une sorte de journal. J’ai écrit quelques choses sur moi, sur ma vie. Parce qu’on me croit folle, j’ai décidé qu’en m’écrivant, je saurai bien me rendre compte de mon état. Je me méfie beaucoup de la vérité des autres. C’est sans doute mal écrit, parce que je ne suis pas très intelligente ni très instruite. Je n’ai pas fait beaucoup d’études mais j’ai toujours aimé lire. De tout et tout ce qui me tombait sous la main. Pourtant, je ne fais pas trop confiance à ce que j’ai compris dans ces bouquins. Je préfère me fier à mon intuition. Elle est ma boussole quand ma tête est un peu fatiguée. Elle ne me trompe jamais. Parfois, je ne comprends pas toujours bien ce qu’elle me dit, mais tant pis, elle vaut mieux que leurs opinions. Les gens sont trop sûrs de ce qu’ils affirment. C’est insupportable.
On me croit folle. Tous les gens que je connais. Mes amies de collège, Tatiana, ma préférée et jusqu’à ma mère.
Je ne suis pas dangereuse pourtant. Je ne parle presque jamais. J’ai beaucoup d’écoute. Je trouve que tout le monde a tant d’idées et aussi d’histoires dans sa vie ! Moi, je n’ai presque jamais rien à raconter et quand je vais pour le faire, je laisse tomber, ça n’intéressera personne. C’est si simple ce que je voudrais dire que finalement ce serait trop compliqué à expliquer. Les gens vont me trouver trop abstraite, trop informelle. Ils vont vite s’ennuyer.
Je n’aime pas les sujets sérieux devant les autres et j’adore rire. On dit que j’ai beaucoup d’humour. Alors ça veut dire aussi que je suis lucide. Je peux rester toute une journée sans rien dire. Dans la contemplation. De quoi ? Je ne sais pas. De ce que je suis, d’être là. C’est tellement large en moi ! C’est immense ! J’ai parfois peur de m’y perdre et de ne plus retrouver le chemin pour revenir. Mais quand je vais un peu trop loin, quelque chose m’avertit. Dans ma tête, toutes les cellules commencent alors à s’agiter dans un chaos indescriptible. Je vois comme plein d’étoiles. C’est très beau mais je panique. Je sens que je ne vais pas pouvoir contrôler ce firmament étincelant. Quand il s’éteint enfin, je suis soulagée. J’ai vraiment eu très peur. Je comprends que je dois être plus prudente mais j’oublie et recommence ma folle aventure. Je ne suis pas très sage malgré les apparences.
Je ne suis jamais dans les choses de la vie, de la vie quotidienne. Du moins pas complètement. De cela, j’en suis sûre. Je ne sais pas pourquoi c’est comme ça. C’est parce que je suis faite ainsi, je n’y peux rien. J’écoute bien, je regarde attentivement mais je suis en même temps ailleurs. Je m’ennuie ? Pas exactement. Seulement, je n’arrive pas à accrocher vraiment. On doit conclure que rien ne m’intéresse vraiment.
Pourtant, jusqu’à 18 ou 19 ans, je suis une jeune fille très charmante, je crois. J’adore danser dans le préau de l’école, dans les bals publics mais avec toujours, c’est vrai, quelque chose d’incomplet. Comme une mince pellicule invisible mais bien présente qui m’empêche de me mêler vraiment aux autres, de me fondre dans leur chaleur communicative. Justement, quand je danse, je me donne à fond au rythme de la musique mais c’est bizarre, j’ai toujours l’impression de sortir de moi et de me regarder danser. Ce n’est pas très grave. Seulement, quand j’ai fini de danser, je me sens un peu déprimée alors que je devrais ressentir une bonne fatigue, celle d’avoir fait tant travailler mon corps. Non. C’est le moral qui a chuté. Je n’ai jamais compris pourquoi. Et quand je fais le pitre –avec talent dit–on– quand j’amuse le plus la galerie, c’ est justement là que l’envie de pleurer me prend. Je suis alors comme le clown du cirque. Heureusement que personne ne se rend compte de rien. Ça remonte de si loin de mon être. Mais ça vient d’où ? Ma matière humaine me semble bien mal faite. Il n’y a rien à expliquer. Mais ce sera ainsi toute ma vie ? Je n’ai que 19 ans...J’ai encore le temps de changer...Et si je ne changeais jamais ?
Et puis un jour, Michael Richardson est venu à moi !
Le premier grand événement dans ma vie.
Il est très beau. Très riche aussi. A la plus grande joie de ma mère. De quelques années plus âgé que moi. Toutes les filles de S. Thala raffolent de lui. Et moi ? Tatiana est sûre que ce que j’éprouve pour lui n’est pas du tout de la passion. Elle m’a toujours connue indifférente ou presque, à tout. Mais brûlée par la curiosité, elle attend mes réactions. Je lui dis que nous avons décidé de nous fiancer. Elle me félicite tandis que quelque inquiétude comme prémonitoire rétrécit son visage déjà très étroit, trop fin. Elle a envie d’en savoir plus mais ne sait pas trop comment m’interroger. Ma nature insaisissable la déconcerte toujours. Elle ne me pose pas de questions mais je peux les lire sur son front.
Je vois Michael tous les jours. Je me fais belle pour lui.
De quoi parlions–nous quand nous nous retrouvions seuls en amoureux ? Je serais tout à fait incapable de me le rappeler. Il ne m’en est rien resté. Rien. Nous faisons beaucoup de choses ensemble, pourtant. Tennis, promenades, main dans la main. Nous allons souvent danser aussi. Il sait que j’aime beaucoup ça. Moi je pense surtout que cela m’évite de devoir parler. Parce que je n’ai rien à lui dire. Mon univers complètement vide de rêves et de projets ne pourrait l’intéresser. C’est évident. Oui, je m’aperçois que je n’ai aucune ambition, absolument aucune. Même pas de vouloir être heureuse avec lui. C’est bizarre, non ?
Et je ne peux pas lui dire que je l’aime. Pas avec les mots du moins parce que je découvre alors que je ne sais pas ce que cela signifie aimer. Je n’arrive pas à lui dire les belles paroles d’amour que j’ai trouvées dans les romans. Ça sonnerait faux. Mais je suis très touchée par ses attentions nombreuses et délicates. Sa gentillesse est infinie. Je suis amoureuse de son amour pour moi. C’est ce qui me fait rester près de lui. Et qui m’enlève le courage de le quitter. Il doit penser que je suis encore une enfant, que je ne connais rien de la vie.
C’est vrai que je ne connais rien. J’ai pourtant compris que j’étais pétrie d’une sorte de mélancolie dont je me doutais depuis très jeune mais qu’alors je ne savais comment appeler. J’ai trouvé, un jour, dans un livre, le mot « dépression ». J’ai pensé que c’était ça le mal bizarre dont je souffrais. Et ce qui m’a inquiétée, c’est qu’on y disait que c’était difficile à guérir parce qu’on n’en connaîtrait jamais très bien les causes.
C’est d’avoir connu Michael Richardson que je l’ai découvert. J’étais accablée. Parce que je sais pas pas comment c’est chez les autres mais chez moi cela se traduisait par un non désir de tout. C’est–à–dire que je ne désirais pas Michael. Je l’aimais. Seulement.
J’éprouve alors une telle souffrance dans les moments que je passe avec lui. Une impuissance totale de donner, de m’exprimer. La peur ? Mais de quoi ? Je ne sais pas. Non, pas la peur. Plutôt une sorte de paralysie.
Et chaque fois que je rencontrais Michael, tout mon être se crispait, se tendait à craquer. C’était intolérable parce que tout ce qui pouvait être vécu avec joie et générosité devenait de la douleur. Une douleur indéfinissable. Parfois, c’était si dur à vivre que la peau de mon visage tirait et mon sourire pour lui me faisait mal. J’aurais voulu alors disparaître quelque part. Au– dessous de moi, dans quelque fente de la terre. Ou me retrouver seule, dans le vent, pour respirer, ouvrir mes poumons qui étouffaient. Mais je restais assise sagement devant lui, serrant ses mains dans les miennes, avec beaucoup de tendresse. J’essayais de tout dire avec les yeux.
Pourtant, il me dit qu’il l’aime beaucoup. Je lui demande pourquoi, incrédule. Parce qu’il est un peu triste mais si doux me répond–il. En fait, je lui souris en pensant à notre situation. Invraisemblable. De quelle sorte est donc mon amour ? Pourquoi ne ressemble–t–il pas à celui des romans que j’ai lus ou des jeunes couples que je rencontre tous les jours dans la rue? Que faire ? Lui dire le plus tôt possible que cela ne peut pas continuer ainsi ? Que cela n’a pas de sens ? Je me sens irresponsable et terriblement égoiste. Mais je n’arrive pas à me jeter à l’eau, à lui confesser ce que je suis, comment je suis. Et puis je serais trop maladroite en essayant de lui expliquer. Je ne trouverais pas les mots qu’il faudrait.
Parce que mon amour pour lui est fabriqué de toutes pièces dans ma tête et dans mon coeur. L’émotion est immense mais elle se limite toujours à ces deux parties. Elle ne veut pas ou ne peut pas se répandre dans le reste de mon corps, malgré tous mes efforts. Je sens en même temps comme une constante déperdition de forces en moi. Elle ne date pas d’aujourd’hui. C’est comme un lent processus que j’ai remarqué il y a longtemps. Sans doute depuis l’âge où l’on commence à rêver d’un grand amour...Où l’on attend tout de la vie... Moi, ce genre d’exaltation m’angoissait, au contraire. On dit que cet état d’âme est le terrain idéal pour entretenir la déprime.
Un lourd découragement commence à rôder autour de moi...
Et comme ça il est resté concentré en moi. Comme une boule très dense. Si lourd parfois qu’il m’opprimait la poitrine, j’avais du mal à respirer. Je ne savais pas que l’amour pouvait faire si mal dans le corps.
Aujourd’hui encore, après tant d’années, quand je pense à Michael, c’est la même douleur, là, entre les deux seins et la même brûlure aux tempes. Aujourd’hui encore elle m’épuise. Ça veut dire que je l’aime toujours ? Mon sentiment pour lui serait resté si intact ? Je pense tout d’un coup en riant que si Michael avait été une maison, je l’aurais oublié le jour suivant ! J’avais constaté que chaque fois qu’une maison venait d’être démolie, le lendemain, je ne m’en souvenais absolument pas. Ma mémoire l’avait immédiatement rayée de la carte des vivants. Pourtant, j’étais passée devant elle tous les jours pendant des années ! Je n’ai jamais compris cette façon si irrespectueuse que j’avais pour certaines choses !
Je n’arrivais donc pas à le faire descendre dans le reste de mon corps, pour qu’il se matérialise dans le désir physique comme chez tout le monde. Avais– je peur d’en altérer la beauté et surtout l’intensité ? Une intensité toute idéale qui ne pouvait satisfaire Michael mais c’était la seule que je savais vivre et la seule que je pouvais lui offrir. Parce qu’il me semblait que le coeur et l’esprit formaient un tout si puissant et si harmonieux qu’ils n’avaient plus besoin de se nourrir du corps. C’était ça ? C’est du moins ainsi que je me justifiais pour me rendre supportable à moi–même. Mais je savais bien que je ne pourrais convaincre personne avec cet argument. Ni moi non plus.
Au fur et à mesure que le temps passait, je n’éclatais pas de joie comme je l’aurais dû. Je me sentais glisser peu à peu et inéluctablement le long d’une pente lisse, avec aucune branche à quoi me retenir. Mais je me connaissais. Je savais que je me laisserais couler jusqu’au bout de l’impasse. Pas pour m’anéantir mais pour toucher les limites de cette angoisse qui m’oppressait. Savoir jusqu’où je pourrais vivre ce sentiment qui se refusait obstinément à prendre forme dans ma chair et dans mon sang. Je me sentais en même temps prête à subir toutes les insultes de sa part. Ce serait normal. Michael penserait que je l’avais ridiculisé devant les autres, que je m’étais moquée de lui.
Je ne bougeais pas. Stoique, j’attendrais tout le temps qu’il faudrait. Je n’arrivais pas à parler de toute manière.
Alors a eu lieu le bal au Casino municipal de T. Beach .
Le deuxième événement dans ma vie.
Je danse toute la soirée avec Michael. Tatiana est venue, elle aussi. Elle est très belle. Elle a l’embarras du choix, question cavaliers. J’essaie de faire sentir tout mon amour à Michael, mais il se tait. Il a l’air très tendu. Il ne m’aime plus ? Non, je me trompe. Il me sourit, semble vouloir me rassurer. Il m’a devinée. J’ai de l’espoir. Je vais savoir l’aimer comme il attend que je l’aime. Je n’ai que 19 ans encore...
Pendant des années j’ai revécu comme si j’y étais toujours, ces heures décisives pour mon destin. Mais c’est là que Tatiana et ma mère et les gens aussi, bien sûr, se sont trompés.
Trois vérités se sont réunies en une seule certitude cette nuit–là.
Quand cette belle femme en fourreau noir est entrée comme magiquement dans la salle, Michael l’a apercue. Quelque chose allait se passer pour moi. De très grave. J’étais haletante et quelque part en moi, je voulais que ce quelque chose arrive. Vite. Maintenant. Aimanté, il est allé directement vers elle et ils ont dansé tout le reste de la nuit, jusqu’au matin. Cachée derrière les plantes vertes, j’ ai tout fait pour qu’ il ne me voit pas, pour qu’ il danse avec elle. Heureux. Mais ils ne semblaient rien remarquer ni personne. Ils formaient un univers entier à eux deux. Alors, une grande joie éclata en moi. Je remerciai de tout mon coeur cette femme. Anne–Marie Stretter. C’était son nom. Elle était venue pour lui. Non pour me l’enlever mais pour que je le lui confie. J’ai su instantanément que c’était bien, ce qui venait d’arriver. Un poids énorme tombait de mes épaules.
Ensuite, j’étais fascinée. Absolument. Je n’avais jamais vu Michael ainsi avec moi. Fascinée par ce qu’on appelle la fusion entre deux êtres. Totale. Parfaite. Sans se dire un seul mot jusqu’à la fin du bal et pour partir ensuite. Deux anges. J’étais seulement témoin de cette cérémonie ésotérique mais ce n’est pas vrai. Toute la soirée j’ai dansé avec eux, en eux. Nous ne faisions qu’un tous les trois. Je jure que pas une seule seconde j’ai réfléchi sur ce qui a dû scandaliser les autres, sur l’attitude de Michael qui aurait dû m’horrifier. Non, jamais. Je le jure. Tout cela n’a jamais effleuré mon esprit. Jamais pendant toute cette soirée. Jamais non plus, après. J’étais enchantée comme dans les contes de fée. Enchantée par l’amour qui pouvait aller si loin. L’intensité extraordinaire de leur attraction mutuelle, j’étais capable de la vivre avec eux. C’était tout à fait ce qu’il fallait pour mon esprit et pour mon âme, attirés toujours plus par la densité du sentiment que par la manifestation visible de ce dernier.
Enfin, j’étais heureuse de laisser partir librement l’objet de mon amour. Le premier amour de ma vie. Je réalisais que je ne voulais pas le garder uniquement pour moi et aussi que je n’étais pas la femme qu’il lui fallait. Comme tout était devenu simple !
Quand ils ont quitté la salle de bal, ils ne m’ont pas laissé terrassée par le chagrin et la douleur. J’étais très lucide. Je n’avais pas été trahie. J’avais pris totalement conscience de ce que j’étais et comment j’étais.
Je suis finalement rentrée à la maison. Avec Tatiana, le visage ravagé. Elle avait été le témoin muet de toute la scène. Et ma mère. Pourquoi elle ? Pourquoi était–elle venue me chercher?! Je ne le lui ai jamais demandé. Peu m’importait.
Et la suite. Que suis–je devenue après cette soirée fatale mais pas au sens inéluctable que l’on donne en général à ce mot ? Elle avait été bénéfique pour moi . Miraculeuse. J’étais délivrée. Je savais que je ne pourrais jamais faire semblant de l’aimer autrement que de la façon avec laquelle j’avais aimé Michael. Elle était inacceptable pour lui comme pour tous les hommes. Mais je sais maintenant que je l’avais vraiment aimé.
Pendant quelque temps je pleurais beaucoup quand je me retrouvais seule. Des pleurs salvateurs, bienfaisants. Personne ne comprenait mon silence et mon calme. Sauf moi. On attendait quelque crise de désespoir. Elle n’a jamais éclaté. Après cet incroyable éblouissement pendant lequel mon essence avait reçu cet enseignement divinatoire, semble–t–il, et où j’avais tout oublié de moi et du reste, j’étais sans doute plus épuisée que je ne le croyais. Sur le terrain, j’avais royalement bien tenu le coup mais j’avais dû avoir été incroyablement bouleversée. Jusque dans mes plus profondes couches. Et puis chez moi, l’émotion la plus violente s’exprime plus tard. Jamais sur le moment. Parce que sous le choc émotionnel, je me solidifie, on dirait.
Je n’ai rien raconté à personne de cette expérience initiatique pour moi. Surtout pas à Tatiana et à ma mère. Elles n’auraient pas compris et puis je n’avais pas du tout envie de me faire plaindre et consoler. Je n’en avais nul besoin. J’étais plus seule que jamais mais étrangement confiante.
Il ne fut plus jamais question de Michael Richardson.
Après lui je n’ai jamais eu personne dans ma vie. Il est resté mon seul amour. D’abord, je n’en avais pas la force en admettant que j’en aie eu jamais le désir. Ensuite, je ne voulais plus souffrir et faire souffrir un être aimé. Enfin, j’étais trop occupée avec ma propre vie. Je vivais avec un tel concentré que je me sentais à bout le soir, quand j’allais me coucher. Je ne m’ennuyais jamais seule mais seulement avec les autres. En fait, je voyais très peu de gens. J’étais devenue un véritable ours. Mais pas au travail. Là, ça allait, je donnais le meilleur de moi–même. J’étais une toute autre créature, je m’en étonnais.
Mais de quoi était faite ma vie pour me sentir si fatiguée, tous les jours ? Je ne saurais l’expliquer avec des mots. C’était une question d’intensité mais dans un vide, une sorte de spirale verticale que je n’arrêtais pas de descendre et de remonter. Quand j’étais arrivée en bas, mon moral était à zéro mais quand je la remontais, je revivais. Je m’émerveillais ! Je trouvais que cette fois encore, je m’en étais bien sortie. Que j’étais plus solide que je ne le croyais. Je m’étais habituée à cet état, il ne faisait plus qu’un avec moi. Pourtant, de temps en temps, je me demandais s’il allait durer toute ma vie.
C’était toujours cette même question torturante. Mon estomac se nouait.
Les années passèrent. Je ne voulus jamais chercher à me marier, fût–ce pour faire plaisir à ma mère et pour la rassurer sur mon sort pour après quand elle serait morte. Pauvre maman ! Je m’étais fixé de vivre avec moi seule. Il me semblait que j’avais pris un tel recul sur les relations humaines et notamment amoureuses comme on dit, qu’il m’aurait été impossible de revenir à cette norme de la vie. Elle ne m’intéressait plus. Définitivement.
Je vivais pourtant comme tout le monde. En apparence, du moins. J’avais trouvé un petit emploi à temps partiel à l’ une des deux bibliothèques de la ville. Je gagnais très modestement ma vie, mais ça allait. Je n’avais pas besoin de grand–chose. Le commerce des livres me convenait parfaitement. Parfois, je donnais aussi quelques cours privés à des adultes et à des enfants. Dans les deux cas, pas de problème. Je faisais beaucoup rire et on travaillait bien. Même des petits les plus cancres, j’arrivais à en sortir quelque chose. J’étais très fière de moi. Personne ne devinait que j’étais une dépressive pour ainsi dire incurable, personne. J’étais heureuse. Ça voulait dire que je n’étais pas folle.
Mais c’est sûr que la compagnie des livres, c’est ce que je préférais. J’aimais beaucoup les feuilleter, en lire quelques phrases au passage mais je ne notais jamais rien. Pourquoi faire ? J’admirais sincèrement ces intelligences, moi qui ne pourrais jamais devenir comme elles ! Ils me donnaient surtout la joie immense de traverser avec eux tous les siècles de l’humanité ! Seulement, presque toujours, quand je rentrais à la maison, ce vertige intellectuel euphorisant tombait. Je n’y croyais plus. A quoi menaient toutes ces connaissances ? Elles étaient de toute façon bien au–dessus de mon niveau. Je ne voulais pas me torturer les méninges avec ça. Je n’avais pas l’énergie qu’il aurait fallu pour étudier et pas de dons non plus pour. Je n’avais aucun doute là–dessus. Pourtant, je me disais parfois que si je n’avais pas été aussi constamment abattue, j’aurais peut–être déniché quelque don en moi...Qui sait ?
Un jour, comme ça, il me prit l’envie subite d’aller me promener à travers la ville et dans ses environs proches. Mais en revenant, je ne me souvenais plus très bien où j’avais pu passer tant d’heures à marcher presque sans me reposer. Tout se mélangeait dans ma tête mais le jour suivant mon instinct me guiderait sans doute de nouveau vers là où je serais allée aujourd’hui. Pourtant, je sentais que mon cerveau avait pris l’air et moi aussi. Car nous nous sentons de plus en plus fatigués, tous les deux ! Parfois, il est bouillonnant. Une espèce de haut–fourneau qui ne refroidissait jamais ou presque. Mais j’aurais été incapable de discerner quelle fantastique alchimie s’y élaborait.
Dans mes déambulations, j’allais parfois là où Michael et moi nous nous étions promenés. C’est drôle, de ces endroits–là, je garde une image très claire. Parce que j’étais avec lui. Le seul amour de ma vie. Il brille toujours comme un diamant en moi. Mais son visage se fond de plus en plus dans une sorte de brume. Je distingue mal ses traits. C’est un peu triste. J’espère qu’il ne deviendra jamais poussière dans mon coeur...
Le plus souvent, je me retrouvais dans des lieux que d’autres auraient jugés sinistres mais d’une beauté incroyable pour moi. Des terrains vagues envahis de mauvaises herbes et entourés de barbelés déchiquetés ...des immeubles en construction, mais qui sans ouvriers les jours fériés, étaient déserts et donnaient l’impression qu’ils ne seraient jamais achevés...des champs pleins de fleurs sauvages ou des étendues de blé...Je m’étendais dans ces champs, je regardais le ciel et ses nuages. Quel bonheur dans ce bourdonnement permanent de la nature ! Est–ce que j’aurais pu être plus heureuse dans les bras de Michael ?
Dans cette solitude je me sens très forte, très bien, infiniment légère. Non, je ne suis pas folle. D’ailleurs, parfois, je m’asseois sur le bord d’un trottoir. J’entoure mes genoux de mes bras, je mets ma tête dessus et je respire doucement. Je ferme les yeux. Comme je me sens libre ! Comme la vie est belle aujourd’hui ! Tout d’un coup, je pense que ces expéditions à travers la ville et tout autour, de plus en plus loin, me sont nécessaires, vitales. Le vent est mon ami, je le suis où il veut. C’est merveilleux !
Mais la forme, je ne l’avais pas tous les jours. Aujourd’hui, l’angoisse me colle aux semelles. Je marche avec elle, je la sens. J’ai peur qu’elle n’ arrive à me dominer. Jusqu’à présent, je la tenais bien. Mais c’est devenu de plus en plus fréquent, son envahissement en moi toute entière. Parfois, je panique. Dans les livres de la maison, j’ai lu que des femmes s’étaient égarées. Même célèbres et brillantes, elles s’étaient mises à déraisonner. Virginia Wolf, par exemple, et aussi Camille Claudel et je ne sais qui encore. J’ai peur de les suivre dans leur folie...
Je continuais de vivre ainsi. Avec ma mère qui me regardait souvent avec tristesse. Pauvre maman ! Ne vous inquiétez pas. Ça ira même quand vous ne serez plus là. Je veux le croire.
Un jour, je tombe sur Tatiana. On ne s’étaient jamais revues depuis le fameux bal au Casino de T. Beach. Je sais qu’elle est mariée à un riche médecin. Elle habite une magnifique maison. Sans enfants. Elle m’invite chez elle et me présente un ami, Jacques Hold. Je le reconnais et lui aussi. Il m’a suivie plusieurs fois quand je me plaisais à errer à travers la ville. S’il m’ a vue quand j’allais jusqu’à la sortie de la ville, apparemment sans but précis, il a dû penser que j’étais un peu dérangée sans doute. Aujourd’hui, il me regarde longuement. Je l’intrigue. Il doit savoir quelque chose sur moi. Tatiana n’aura pas manqué de lui parler...
Mais ils n’auront rien à me reprocher, je tiens une conversation tout à fait normale pendant toute l’après–midi avec eux. Je les rassure sur mon sort. Je vais très bien. Je le leur répète plusieurs fois. Leurs regards se croisent de temps en temps.Tatiana finit par me demander pourquoi je ne m’étais pas mariée. Je lui dis en riant que j’étais mariée avec moi–même et que cela me suffisait. Elle rit aussi. Jacques Hold ne rit pas. Il me regarde bien dans les yeux. Je crois qu’il est amoureux de moi.
Quelques semaines plus tard, un jour que je me repose dans le champ de seigle pas loin de l’hôtel de passe qui se trouve juste à la sortie de la ville, j’aperçois Tatiana avec Jacques Hold. Ils se glissent tous les deux dans l’entrée de l’hôtel. Je comprends tout. Ainsi, ils se retrouvent ici pour faire l’amour. Mais je ne ressens rien. Je ne partage pas leur passion. Ce n’est pas comme avec Michael et Anne–Marie Stretter. Je les sens au contraire alourdis par leurs étreintes. Non, aucun éblouissement, aucun ravissement. Je me couche dans le seigle, désolée. Je me mets à pleurer pour eux.
Plus tard, Jacques me dira qu’il m’a vue une fois dans le seigle. Tatiana aussi. Alors, elle doit toujours penser que je suis folle, que je n’ai jamais guéri. Cela m’est bien égal. Ça m’amuse aussi qu’ils s’imaginent que je les envie ou que je rêve d’être désirée et aimée. Que je fais exprès de les suivre, de les espionner.
Un jour, Jacques me propose de m’emmener à T. Beach. Pour revoir la salle du Casino. J’accepte. La curiosité l’emporte.
Au Casino, quand j’entre dans la salle de bal d’autrefois, quelqu’un vient allumer tous les lustres. Je reconnais les plantes vertes derrière lesquelles je les avais aimés. Toute la nuit. Rien ne bouge en moi. Je comprends. Ici, tout est mort parce qu’enfoui dans les sables du passé. Dans cet espace si vide et désolant. C’est quand je serai rentrée que tout vibrera comme avant. Ici, je ne peux pas me concentrer sur ce que j’ai vécu il y a dix ans. Sur cette extase. Jacques guette ma réaction. Il n’y en a pas. Nous rentrons avec le dernier train.
Mais ce voyage me donne bizarrement envie de retourner à T. Beach. Dès que je le peux, j’y retourne. Là–bas, je reste presque toujours dans la salle d’attente de la gare ou sur un banc, dehors. Je vis la soirée du bal. Assise sagement. Comme une voyageuse qui attend son train. Avec intensité. Une intensité de plus en plus grande. Je me rapproche chaque fois un peu plus de ce moment splendide, inoubliable, où la vérité m’a été révélée.
Quand je ne travaille pas, je vais souvent dans le même café. Là, j’écris. Je note dans mon cahier tout ce qui me passe par la tête. Je me relis parfois. C’est moi qui ai écrit tout ça !!
Depuis quelque temps, je remarque une cliente qui vient s’asseoir toujours à la même table. C’est amusant, elle écrit, elle aussi. Elle fume beaucoup et boit plusieurs verres de vin rouge. Jamais de café. Elle doit avoir une cinquantaine d’années. Elle n’est pas belle et pas du tout coquette. C’est effrayant. Derrière ses grosses lunettes d’intellectuelle, elle me regarde attentivement, je l’ai bien vu. Nos regards se croisent de temps en temps. Je pourrais l’aborder une fois, lui demander si elle était d’ici. Non, je ne le fais pas. Je me méfie de la vérité des autres. Ils croient tout savoir. C’est sans doute une Parisienne venue vivre quelques semaines ici, elle sera fatiguée de sa vie à Paris.
Quand je n’ai plus envie d’écrire, je reste très longtemps sans bouger, le regard si lointain. Une vraie statue. Je suis complètement partie. Puis je prends encore un café. Je n’ai pas envie de rentrer où le vide m’attend. Mais je l’aime de moins en moins. Il me fait peur. Il me dévore peu à peu, par petits morceaux. Un jour, il ne restera plus rien de moi.
Elle continue de porter son regard sur moi.
Je deviens de plus en plus indifférente à tout. Comment font les gens pour remuer comme ça tout le temps ?! Je continue pourtant de travailler et je m’habille correctement. Mais j’ai presque trente ans. Parce que rien ne s’accroche à moi, que tout glisse de ma peau, j’ai peur de finir clocharde et qu’on m’enferme quelque part. Qui sait? Il y a plein de lois, maintenant, qui empêchent les gens de vivre comme ils veulent. Ça me fait très peur. J’ai lu aussi, quelque part, que pour Dieu tout était égal à tout. Alors je n’avais pas à m’inquiéter. Mais s’il s’était trompé ?
Je vais retourner au Casino. Ça ira mieux après. Je vais y retourner. Non pour les revoir parce que j’ai presque oublié leur visage et leur corps, mais pour l’intensité. Leur matière s’est comme transformée en une mouvance très aérienne. Devant mes yeux, elle se déploie en formes ondoyantes d’une extraordinaire légèreté quand je les imagine en train de danser. C’est flou mais très beau. Je suis toujours aussi émue. Je les aime de toute mon âme, tous les deux. Oui, je vais y retourner. Pour l’intensité. C’était tellement fort, cette nuit–là !
Demain matin, je prendrai le premier train pour T. Beach. Le plus souvent possible. J’ai besoin de cette intensité. Pour survivre. Pour tenir jusqu’à la fin
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Je ferme le cahier. J’ai fini de lire le journal de Lol V. Stein. C’est la serveuse du café qui me l’a confié, tout à l’heure. Elle me connaît bien. Elle sait que je m’appelle Marguerite Duras, que j’écris des livres. Elle ne savait pas qu’en faire et a pensé que cela pourrait m’intéresser avant de le jeter. Lol l’avait oublié sur sa table. Elle n’était jamais revenue le réclamer et on ne l’avait plus jamais revue. Elle s’était comme volatilisée ! On dit qu’après la mort subite de sa mère, elle avait vendu la maison maternelle et avait disparu. D’après moi, elle n’était pas capable de s’occuper de la vente de sa maison. C’était quelque chose qui devait lui passer au–dessus de la tête. Complètement. Elle semblait si totalement absorbée par un autre monde que le nôtre. C’était impressionnant, son immobilité parfaite.
Cela faisait plus d’ un an que je n’étais pas venue à S. Thala. Qu’est–ce qui avait bien pu provoquer ce départ définitif de Lol ? Et où était–elle allée ? Où ? J’aurais tant aimé la revoir ! Surtout après mon livre.
Je pose mes lunettes sur le cahier. Le visage entre mes mains, je réfléchis.
Je ne sais plus trop quoi penser.
Quand je suis rentrée à Paris, j’ai voulu tout de suite écrire en m’inspirant de cette jeune femme. Elle m’avait fascinée dès que je l’avais vue. Je ne sais pas exactement pourquoi. Mon instinct. J’ai vite compris que quelque chose ne tournait pas rond chez elle. Cela m’avait inexplicablement remuée. Encore plus que la mendiante au Vietnam ou Anne–Marie Stretter. A cause du silence si envoûtant qui émanait d’elle. Sur les deux autres femmes, je savais beaucoup de choses, sur Lol, presque rien. J’ai dû tout inventer.
J’ai écrit Le Ravissement de Lol V. Stein sur une sorte de maladie mentale provoquée par un chagrin d’amour qui aurait eu raison de son équilibre intérieur. Je fais vivre mon héroine pendant des années dans une espèce d’enfermement en elle–même après que Michael la quitte pour suivre Anne–Marie Stretter.
Tandis que dans son cahier, Lol parle de « dépression » qui se traduisait, d’après elle, par un manque d’énergie pour tout et aussi par une grande force d’aimer, mais d’un amour asexué, semble–t–i l. Deux tragédies atroces, selon moi. Que serais–je devenue sans cette force vitale si grande et sans cette sexualité si intense qui m’ont toujours habitée ?! Elles m’ont tant aidée à supporter une famille infernale, presque maudite et plus tard, à écrire. L’écriture, le seul but de ma vie.
Un psychanalyste aurait vite fait de disséquer cette maladie de Lol, de la triturer, de la malmener. Pour finir par lui donner un nom incompréhensible pour les profanes ou bien très bref mais cruel et tranchant comme un couperet. Qui découragerait à jamais la patiente. Je ne ferai rien de tout cela. J’ai d’ailleurs horreur de ce genre de médecins et je ne suis jamais allée les voir, Dieu merci ! Je respecterai la définition qu’elle donne de son mal. C’est déjà très courageux de l’avoir discernée. Elle en fait une analyse qui me touche beaucoup, si simple mais si vraie, quelque part. Elle me suffit amplement pour comprendre à quel point elle a dû souffrir. Parce qu’en plus elle a tout fait pour vivre normalement. D’ où a–t–elle tiré cette énergie pour cela, elle qui disait ne pas en avoir du tout ?! Je croirais presque qu’elle avait trouvé une sorte d’équilibre, bon pour elle seule, certes, mais admirable.
Je ne me suis pas tout à fait trompée dans mon roman. Mon héroine lui ressemble un peu. Elle endure « un ennui tranquille » dont elle sort difficilement. C’est Tatiana qui a vu le plus juste en faisant « remonter plus avant, plus avant même que leur amitié, les origines de cette maladie ».
En fait, je ne sais pas très bien de quelle maladie je la fais souffrir. Je ne lui donne jamais réellement de nom. Je laisse seulement entendre à travers toute l’oeuvre que ce serait une sorte de folie. De toute façon, elle apparaît surtout quand Lol subit le choc de sa séparation avec Michael. Je vois ça ainsi, très simplement. Après ce coup terrible pour elle, je la laisse « dormir » pendant dix ans et je la fais devenir folle, à la fin, quand elle retourne au Casino avec Jacques Hold.
Mais c’est vrai que j’ai voulu la faire évoluer dans le cadre de l’amour physique surtout. Parce que pour moi, l’amour est impensable sans l’union sexuelle. Je n’écris jamais d’amour heureux dans mes livres, mais leurs personnages doivent se fondre l’un dans l’autre. L’amour physique est l’épreuve de feu sans laquelle je ne pourrais pas les faire vivre sous ma plume.
J’ai pourtant essayé de faire autrement avec Lol. Je n’ai rien dit ou presque de son amour pour Michael. J’ai seulement souligné qu’elle éprouvait une « folle passion » pour lui. Dont doute beaucoup Tatiana. Par contre, j’ai dramatisé son attitude au Casino et aussi après, pendant les semaines qui ont suivi. J’ai voulu qu’elle soit emportée avec eux, avec ces amants incroyables, qu’elle ait presque perdu la raison dès ce moment–là. Le choc amoureux était très important pour moi. Jusque–là, je vois Lol, étrange mais moins atteinte que celle du cahier.
Or la vraie Lol traverse courageusement cette épreuve si douloureuse pour elle. Depuis longtemps, elle lutte contre son mal, qui selon elle, n’est pas lié directement à sa séparation avec son fiancé. Elle semble être malade depuis sa naissance, si l’on peut dire.
Ensuite, je rends la mienne peu à peu folle en la faisant errer dans la ville. Mais j’en fais en même temps une femme plutôt normale. Je la marie « sans l’avoir voulu ». Je ne réussis pas à la décrire, épouse aimante, sensuelle, qui rend son mari fou de désir pour elle. Pour ça, elle m’échappait du papier. Ma plume avait du mal à la rattraper. Mais elle a trois enfants pour lesquels je n’arrive pas à l’ imaginer débordante d’affection. Elle habite de nouveau la maison de ses parents qu’elle entretient maniaquement. Je la montre très préoccupée par quelque chose qui la prend toute entière, par moments. C’est pour ça qu’elle se trompe bizarrement quand elle dessine les allées du jardin, par exemple. C’est un signe de son fragile équilibre mental.
Mais si je souffre pour la décrire dans sa sexualité, j’ai tout autant de difficultés à la faire vivre sans cela. Je ne peux pas. C’est inconcevable pour moi, je le répète. Dans le champ de seigle, c’est clair qu’elle rêve de faire l’amour avec Michael, qu’elle se voit incarnée dans la femme ( Anne –Marie Stretter) « teinte en roux, brûlée de rousseur, Eve marine que la lumière devait enlaidir », qu’elle veut remplacer Tatiana auprès de Jacques Hold. C’est pour cela aussi que je me rattrape sur Tatiana sur laquelle je fais peser toute la sensualité féminine de mon roman. Car je ne peux en imaginer aucune pour Lol. Je la vois toujours « maladivement jeune », « dans la rigueur de son manteau gris, ses robes sombres au goût du jour ».
J’essaie jusqu’à la fin de rendre le récit plausible pour moi en la faisant retourner à T. Beach avec Jacques Hold. Elle n’a aucune réaction au Casino mais je réussis enfin à T.Beach à lui faire faire l’amour avec Jacques, à jouir, à crier, à se prendre pour Anne–Marie Stretter ou Tatiana. Ou les deux. J’ai beaucoup souffert pour arriver à écrire cette scène. Tous les mots que je trouvais n’étaient pas ceux qu’il fallait. C’était terrible. Ensuite, je la rends folle. Pour de bon. Elle divague et croit que la police est dans l’hôtel où elle est descendue avec Jacques Hold.
Dans la scène finale où Lol revient dormir dans le champ de seigle, comme si rien ne s’était passé entre elle et Jacques, je pense toujours qu’elle vient pour aimer à travers le couple qui se retrouve dans cet hôtel de passe, l’hôtel des Bois, comme d’habitude. Je ne sais pas si j’ai imaginé qu’elle allait guérir de cette façon. C’est possible.
Je suppose d’ailleurs que Lol du cahier ne venait pas dans le champ de seigle seulement pour se reposer de ses folles errances. Quand elle a compris que Tatiana et Jacques Hold se retrouvaient à l’hôtel des Bois, en face du champ de seigle, elle a continué d’ y venir mais pour apprendre à découvrir l’amour avec son corps. Poussée par le plus secret, le plus inconscient instinct amoureux de femme. Qui lui disait peut–être que tout n’était pas perdu encore...
J’ai pourtant beaucoup de mal à accepter la version de la vraie Lol. Celle du journal. Elle me semble par trop invraisemblable, trop désincarnée. Pour moi, encore une fois, tout passe par le corps. Jusqu’à l’immortalité. Celle de Paulo, mon frère adoré, par exemple. Elle me semble impossible, cette espèce de joie qu’elle a ressentie dans une telle solitude du coeur et surtout du corps. Non, je ne peux y croire.
Mais je lui devrai beaucoup. Avec elle, j’ai découvert la possibilité en moi d’un univers semblable au sien. Avec autant d’acuité, ce sera la première fois de ma vie. Il y existe sans doute depuis toujours mais je le laisse dormir. Je ne tiens pas à le laisser émerger. Je veux trop écrire en vivant totalement. Je veux continuer d’écrire sur des amants qui se brûlent et se détruisent charnellement.
J’ai écrit ce roman très vite, dans une sorte de fièvre continue. Je voulais le finir le plus rapidement possible pour ne pas être happée par le silence envoûtant de Lol, comme je l’ai dit plus haut. J’avais donc bien compris qu’elle était dangereusement séduisante pour moi, pour quelqu’un qui écrit et aime s’aventurer trop loin parfois avec sa plume. A un moment donné, j’ai eu très peur, je l’avoue. Et maintenant, une peur plus terrible encore, peut–être. Celle de ne plus pouvoir écrire. A cause d’elle, en quelque sorte. Parce qu’elle m’oblige à me remettre en question, toute entière. Mystérieusement...
Je reste très insatisfaite de moi, pourtant. De ce que j’ai écrit sur elle. Je sens que cette « dormeuse debout », que ce soit celle du cahier ou celle de mon roman, va me mettre à la torture pour longtemps. Que ce sera comme avec Anne–Marie Stretter ou pire encore. Que je n’aurais jamais dû poser mon regard sur elle, au café. Jour fatidique.
FIN
FIN
novembre 2007 à Tokyo
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