Hélène Cécile GRNAC
Parler du plaisir que m’apporte la lecture est un sujet intarissable. Il y a tant d’oeuvres magnifiques à proposer ! Alors, j’en ai choisi une mais pas du tout nouvelle ! Une que tout le monde connaît mais qui revient toujours vers moi me demander de la relire. L’Etranger d’Albert Camus. Et dans ce roman unique, seulement un passage du chapitre II de la première partie ( éd. Folio Plus, p. 25‒28). Parce qu’étrangement c’est celui qui m’inspire aujourd’hui les quelques libres réflexions qui vont suivre.
Le héros se retrouve seul après le départ de Marie, sa maîtresse. Elle l’a quitté ce matin quand il dormait encore. C’est dimanche. Il va devoir le passer avec lui‒même, dans sa chambre « entre les chaises de paille un peu creusées, l’armoire dont la glace est jaunie, la table de toilette et le lit de cuivre. Le reste est à l’abandon ». Que va‒t‒il faire ? Comme tous les célibataires du monde. Dormir tard, fumer au lit et comme il faut bien manger pour vivre, déjeuner. De la façon épouvantable des hommes seuls mais bizarrement, sans une goutte d’alcool. Il pourrait le faire dehors, comme en semaine, mais il veut laisser un peu d’espace entre lui et les autres après les obsèques de sa mère. Ensuite, lecture d’un journal qui date d’on ne sait plus quand et « pour finir », aller regarder les passants de la rue, de son balcon, assis sur une chaise. Comme cela jusqu’au soir. A la tombée de la nuit, il a faim et descend s’acheter quelque chose pour le dîner. Avale son repas « debout » et va fermer les fenêtres de son appartement. Il fait frais en cette fin de dimanche qui annonce déjà lundi et la vie normale pour tout le monde.
Tout ce qui est fait et pensé par le héros en ce dimanche est d’une réalité et d’une objectivité saisissantes. Rien, a priori, ne laisse percer quelque émotion particulière ou quelque malaise existentiel qui le dérange profondément, du moins. Seules quelques remarques mais si ordinaires: il regrette un peu le départ de Marie, « n’aime pas le dimanche », s’ennuie « un peu » après le déjeuner... Dépose‒t‒il alors le vrai fond de son âme dans le ciel qui semble l’aspirer et que son regard traverse pendant un long moment ? Ce dernier se donne à lui sans compter, avec une générosité illimitée, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Mais c’est le Temps qui un jour, celui qui attend chacun de nous, ne lui permettra plus de s’absorber à plaisir dans sa beauté indicible , ce Temps qui lui aura malgré tout « un peu » pesé aujourd’hui. Pense‒t‒il à cela ? Voyons aussi la dernière phrase de ce chapitre où il conclut que « c’était toujours un dimanche de tiré », que sa mère était morte, que la vie de tous les jours allait revenir et que « somme toute, il n’y avait rien de changé ». Elle nous éclaire plus sur le sentiment de Meursault. Il a l’air de nous dire que cette journée, il l’a assumée du mieux qu’il a pu, qu’il en a bien ressenti toute l’immobilité fatale mais que cela n’aurait servi à rien de protester. Il ne dit rien de mal de la vie ni de personne, ne se laisse aller à aucune réflexion désabusée sur sa condition humaine. Il s’est trouvé une sorte de no man’s land où il a pu sauvegarder son équilibre entre ce qui pouvait l’attendre dans son cas : la déprime et l’amertume d’une part ou quelque méditation mystique pour l’encourager à continuer de croire en la vie, de l’autre. Quoique la deuxième possibilité ne soit pas son genre, apparemment. Avec cette sorte de neutralité royale, il s’en sort comme intact, absolument pas éraflé, semble‒t‒il, par sa banalité à pleurer. Sa grande force est d’avoir su rester totalement présent à la vie, ne faire qu’un avec les choses et les gens qui ont absorbé son attention. Il a rempli sa solitude de la vie des autres. Les passants de ce dimanche n’offrent rien de spécialement admirable, pourtant, il les a assez bien observés pour donner d’eux des détails précis. Le mouvement de la vie semble le plus bénéfique pour lui. Grâce à lui, il ne s’est déplacé vers le passé que pour se rappeler l’enterrement de sa mère et vers le futur que pour penser au bureau qui l’attendait le lendemain.
Pourtant ce « toujours » souligne sans aucun doute que le héros est heureux de voir ce dimanche expirer enfin ! Autrement dit, vivre est merveilleux mais
comment vivre sans le Temps qui gâche tout ? Parce que quand on est comblé, il passe trop vite mais quand on s’ennuie, même « un peu » seulement, il est bien lourd à porter. Naturellement, le héros est jeune et a toute la vie devant lui comme on dit. Il peut s’offrir le luxe de soupirer de soulagement en fermant ses fenêtres et remarquant le « morceau de pain » abandonné à lui‒même sur la table, à côté de la lampe. A la fin du roman, à l’inverse, dans sa cellule, il comptera à rebours les jours qui lui restent.
Dimanche le plus banal que l’on puisse imaginer donc, que personne ne veut vivre sans doute. Pourtant, dimanche le plus inoubliable par sa vérité presque insoutenable.
FIN
FIN
le 24 août 2008 à Tokyo
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