2011/02/03

MEURSAULT, L’HOMME TRANQUILLE ( dans L’Etranger d’Albert CAMUS )


 
          chez elle à Ikenoue, Setagaya    vers 1985 
                                                                                                                        photo by Masaki SURUGA




Hélène Cécile GRNAC


Je reprends ici pour le développer, un article écrit précédemment, très bref, intitulé Un dimanche à Alger, dans lequel je notais quelques simples réflexions sur le héros qui passe son dimanche en solitaire, après les obsèques de sa mère.

Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je remarque que dans son  oeuvre, l’auteur ne cite avec précision que trois dimanches. Et ces dimanches, il les situe tous dans la première partie de l’oeuvre, celle où Meursault vit plus ou moins comme tout le monde, seul ou avec les autres. Tandis que dans la deuxième partie du livre, pendant près d’un an, jusqu’au moment de son exécution, il passera ses dimanches en prison et n’en parlera jamais. Les journées d’un prisonnier se valent toutes sans doute du moment qu’il n’est plus libre de les passer comme bon lui semble ...Et puis, raisonnable, il se disait  qu’ « il y avait plus malheureux que lui » et aussi, selon « une idée de maman ...qu’on finissait par s’habituer à tout ».

Les jours pendant lesquels se déroule le procès ou encore ceux que le héros évoque en prison sont très intéressants, certes, mais ils relèvent de situations exceptionnelles. C’est pourquoi je leur ai préféré ces trois dimanches, banals en apparence à part le dernier qui se termine mal. Parce qu’ils forment une sorte d’axe le long duquel on peut suivre le héros jusqu’à la fin de son existencenormale, jusqu’au moment où le soleil meurtrier du troisième dimanche va lui être fatal. Le suivre dans ses actes mais aussi et surtout dans sa façon de capter la vie et de faire comprendre aux autres ce qu’il tire de cette dernière.



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Dans le premier dimanche, il est libre. Marie le quitte de bonne heure, le matin, quand il dort encore. On peut souligner, incidemment, que même si elle lui a « expliqué qu’elle devait aller chez sa tante » , elle aura peut-être jugé plus décent de le laisser seul après les obsèques si récentes de sa mère. Et que Meursault aura compris son intention et ne l’aura pas retenue.

Resté seul, il paresse au lit en fumant jusqu’à l’heure du déjeuner. Comme repas du midi, il « se fait cuire des oeufs » qu’il avale « sans pain parce qu’il n’en avait plus et qu’il ne voulait pas descendre pour en acheter ». Rien ne l’empêche de sortir ensuite. A défaut d’aller du côté de chez Céleste où il déjeune en semaine et risquerait de retrouver des amis ou des gens qu’il connaît, il pourrait aller se promener ailleurs dans la ville, retourner nager à la mer comme il avait fait la veille avec Marie, chercher à rencontrer quelque fille, histoire de prendre un pot avec elle...Mais il préfèrera rester tout seul, chez lui, toute cette journée-là. Sans rien faire ou presque. Il a été étudiant et ambitieux, on peut donc supposer qu’il n’est pas sans une certaine culture, pourtant pas de livres sous la main. Pas de journal ou revue quelconques récents, non plus. Pas même cela. Ce qui se passe en ce moment dans le monde ne semble pas le concerner. Mais on est dimanche, après tout. Seulement, il est difficile de rester ainsi, en suspens dans le vide matériel et mental. Alors, « pour faire quelque chose » il parcourt « un vieux journal » dans lequel il découpera ensuite « une réclame des sels Kruschen » qu’il classera « dans un vieux cahier où il met les choses qui l’amusent dans les journaux ».

En somme, il se satisfait pleinement d’un espace intellectuel très limité tout comme, d’ailleurs, de l’espace matériel qui l’entoure: il ne vit pour ainsi dire que dans sa chambre qui lui sert pour dormir et manger aussi depuis qu’il y a installé « la table de la salle à manger ». Après le départ de sa mère à l’asile de Marengo, leur appartement lui a semblé trop vaste pour lui seul. Il a même l’impression d’y « errer ». Ne montre-t-il pas là, déjà, une disposition naturelle à s’adapter à l’exiguité de sa cellule, si nous anticipons sur le récit ? Cellule dans laquelle, comme par hasard, il trouvera de quoi lire avec, encore, « un vieux morceau de journal...jauni et transparent ». Tous ces détails nous montrent que s’il ne semble pas aimer parler intimement de lui, il laisse néanmoins deviner en lui l’homme qui aime et sait se contenter de peu dans la vie. Mais il s’ouvre indirectement. Par le biais de ce qu’il dit de sa mère et de leur appartement. Détails concrets et ordinaires, en apparence, mais qui laissent aussi penser que c’est sa manière d’exprimer sa nature, avec le moins d’éclat possible.

Quoi qu’il en soit, ce dimanche qui suit les obsèques de sa mère, il s’ennuie « un peu » après son repas, mais cet ennui ne signifie pas pour autant qu’il lui manque désespérément quelque chose ou quelqu’un. Il évoque sa mère non avec tristesse mais d’une manière tout à fait réaliste: à deux « l’appartement était commode » tout simplement; le départ matinal de Marie l’ « a ennuyé » mais il ne reparlera plus d’elle de la journée. Il répète pourtant deux fois le terme « ennuyé ». Si ce n’est pas précisément le vide dû à l’absence féminine, quoiqu’il ait « cherché dans le traversin l’odeur de sel que les cheveux de Marie y avaient laissée », c’est probablement le fait d’avoir à passer son dimanche seul, ce jour de la semaine où l’on ne travaille pas, où sa routine hebdomadaire est brisée. Mais rien n’est moins sûr car il n’en dit pas plus. Encore une fois et comme nous l’ avons vu à l’enterrement de sa mère, on sent que Meursault n’est pas le type qui aime volontiers s’étendre sur lui et sur ses états d’âme.

Mais c’est précisément son laconisme, son comportement si simple qui intriguent et invitent à continuer de suivre son comportement quand il va s’installer à son balcon, jusqu’à la tombée de la nuit. Il va y regarder comme avec passion, le spectacle que lui offre « la rue principale du faubourg ». Il observera bien tous les passants, « familles » endimanchées... « jeunes gens du faubourg, cheveux laqués et cravate rouge, le veston très cintré, avec une pochette brodée et des souliers à bouts carrés ».... La vie dominicale des citadins l’amuse et lui prend tout son après-midi. Il ne s’en lassera pas, assis sur sa chaise « placée comme celle du marchand de tabac parce qu’il a trouvé que c’était plus commode » ainsi « retournée ». Il ne prendra qu’une petite pause, le temps d’aller se chercher « un morceau de chocolat » qu’il mangera en continuant de regarder la rue.

Quand la nuit commence à tomber, il devient sensible à la présence du ciel et à ses changements de couleur. Meursault le contemple un long moment comme Camus le fera si souvent, amoureux inconditionnel du beau ciel algérien, dans Noces notamment. Ici, le héros se contente de remarques météorologiques, sans trahir quelque émotion particulière mais dans sa cellule, sa présence lui sera très chère. Il lèvera souvent son visage vers lui et saura les heures de la journée selon, précisément, les couleurs auxquelles il aura viré.

Pour finir cette journée, il veut « fumer une cigarette à la fenêtre » mais il se ravise parce que la température a trop baissé. Il a froid. Il rentre et ferme les fenêtres de l’appartement. A part la mort de sa mère qui est naturellement, un événement spécial, la vie va recommencer comme avant, à partir de lundi. On peut supposer que c’est sans doute plus ou moins comme cela pour lui tous les dimanches. Une habitude un peu différente, une fois par semaine, de celles de ses jours d’employé de bureau qui s’occupe notamment de « connaissements ».
Meursault vient donc de passer son dimanche qui en fait, n’est ni banal ni ordinaire. On serait plutôt tenté de dire que c’est un dimanche modèle, digne d’être imité. En effet, comment ou qu’a-t-il fait pour le passer de cette façon, si parfaite sur le plan existentiel ?

Si l’on a d’abord l’impression que c ‘est presque le dimanche d’un  simple d’esprit , on s’aperçoit vite de sa particularité d’être totalement dépouillé de toute lourdeur matérielle mais aussi et surtout intellectuelle et psychologique. Accordant ainsi à Meursault une sorte d’espace physique et mental qui semble tout à fait lui convenir mais avec, en plus, quelque chose d’étrangement équilibré et même de libre, pourrait-on dire. Un quelque chose qui viendrait de lui et non de l’extérieur. On comprend alors qu’il a passé cette journée ainsi, en connaissance de cause, comme s’il savait que cette manière-là était la seule à suivre ou la meilleure pour lui.

Plus concrètement parlant et en observant son attitude toute de calme mais aussi de détermination, on voit que pour lui, passer ce dimanche comme il l’entend, ce n’est pas essayer de s’oublier. C’est au contraire de sentir en lui dans son intensité maximale, avec l’esprit aussi clair que possible, cet état si étrange et si extraordinaire mais en même temps si naturel qui est celui de vivre l’instant. Ensuite, le coeur léger, laisser partir ce dernier qui ira s’écouler dans le processus irréversible de ce que l’homme appelle le Temps.

Meursault s’organise donc en conséquence. Cela veut dire rester vraiment seul avec soi-même, devoir se supporter ou vivre en bon accord avec ce que l’on est dans ce moment présent. Sans fuir en s’absorbant dans quelque distraction passionnante qui ne serait plus lui ou qui risquerait de le déformer. On saisit mieux alors pourquoi il se suffit d’un vieux journal sans intérêt spécial ou d’observer le passage des piétons de l’avenue. Ces activités ne l’éloignent pas de lui-même, de la sensation lucide qu’il a d’exister là, à chaque minute qui passe. Elles servent seulement de ruse pour calmer la conscience qui a toujours besoin de quelque aliment pour ne pas tourner en rond et s’irriter. Comme il le dit, il faut « faire quelque chose » alors, pourquoi ne pas la contenter avec ce que l’on a à portée de main, sans aller chercher plus loin ? Donc, sans attacher plus d’importance à une chose qu’à une autre, y compris à lui-même, tout aussi bien.

Alors, quand il reste « longtemps à regarder le ciel » on peut imaginer encore que ce n’est pas pour penser à quelque Dieu ou à quelque salut mais pour l’observer seulement comme il a fait avec les promeneurs qu’il aperçoit de son balcon.C’est un acte total, point besoin d’y ajouter quoi que ce soit. Ce ciel qui sera en principe toujours là même quand lui ne sera plus de ce monde, ce ciel n’est-il pas, lui aussi, si immense et si insaisissable soit-il, une chose comme les autres ?

Le soir, avant de rentrer dans sa chambre, il veut fumer une cigarette, comme nous l’avons dit plus haut. Signe de rupture avec ce présent qui se meurt pour laisser la place à un autre présent qui lui succède, mais aussi, entre les deux et pendant un court instant, signe de détente bienvenu pour Meursault, pour son être physique et sa conscience. Car c’est une gageure que l’on n’est pas forcément capable de tenir, celle de savoir vivre le moment tel quel. C’est sans doute ce qu’il veut dire quand il précise alors que « c’était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée, qu’il allait reprendre son travail et que, somme toute, il n’y avait rien de changé. » Le repos, le travail, l’existence physique, sa disparition apparente dans la mort..., tout relève du mouvement infini de la vie.

Même la « lampe à alcool » et les « morceaux de pain » que le héros voit « dans la glace » de son armoire. Eux aussi vont entrer dans un autre présent : la lampe sera allumée pour faire de la cuisine tandis que le pain sera voué à être consommé ou jeté. Et en les apercevant sur sa table, Meursault aura peut-être aussi pensé que s’il avait été peintre, il aurait pu immortaliser, dans une nature morte, le présent qu’ils auront vécu avec lui, cet après-midi. Jusqu’au moment où il ferme sa fenêtre, le héros
donne bien l’impression d’avoir laissé s’écouler chacun des moments de cette journée entre les aiguilles du Temps, avec la même respiration tranquille.

Cette attitude de Meursault semble refléter assez bien, sinon sa philosophie de la vie, au moins la conduite qu’il tient depuis le début déjà jusqu’à sa
condamnation. Par exemple, dans le premier chapitre, quand il accepte naturellement de prendre du café au lait et de fumer avec le concierge devant la défunte; quand il refuse qu’on rouvre devant lui la bière pour revoir cette dernière une ultime fois ; dans le chapitre quatre, quand Marie lui demande s’il l’aime, il répond « que cela ne voulait rien dire mais qu’il lui semblait que non » et dans le chapitre cinq s’il accepterait de l’épouser, il lui dit « que cela ne signifiait rien » et que le mariage « n’avait aucune importance ». Dans ce même chapitre, à son patron qui lui propose « un changement de vie » en allant travailler à Paris et qui s’attend visiblement à un oui enthousiaste et reconnaissant, il se contente de faire remarquer « que dans le fond cela lui était égal...qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tout cas toutes se valaient et que la sienne ici ne lui déplaisait pas du tout. »

Mais alors s’il n’y a pas de différence, si tout est pareil, la vie a-t-elle encore un sens? Tout n’est-il pas absurdité ? Meursault ne dit rien là-dessus mais son attitude égale pour tout invite à penser qu’au contraire l’absurde c’est peut-être de vouloir absolument donner un sens à la vie alors que celle-ci les contient tous par elle-même et échappe ainsi à ceux qu’on tient à lui attribuer parce qu’on ne saura jamais appréhender la richesse infinie dont elle est faite. Parce que tout est relatif à tout et qu’au fond si rien ne change c’est parce que tout change. La contradiction n’est qu’apparente, une fois de plus.  Au fond, on n’a pas à intervenir, tout se fait de soi-même, semble-t-il conclure.


Finalement, Meursault se forge une sorte d’autonomie intérieure, d’espace vierge universel, c’est-à-dire comme hors du Temps mais ouvert et disponible pour recevoir ce dernier sans toutefois se laisser trop ou plus exactement inutilement entamer par lui. Il semble toujours essayer de prendre de la distance sur ce Temps que fabriquent les hommes et qui n’est que le poids fatigant de nos émotions et de nos convictions, celui de nos tiraillements vers le passé ou le futur pour ne pas faire face au présent.
Mais cette liberté tranquille et équilibrante qui semble couler de source pour notre héros ne laisse pas d’étonner Marie et son patron et d’indigner plus tard la justice et toute l’audience. Elle est son point fort mais c’est elle pourtant qui le perdra et le mènera à l’échafaud.
                              
      
 

A la fin de ce dimanche, on ne peut s’empêcher d’imaginer qu’en reprenant le travail le lendemain, pour une nouvelle semaine d’heures au bureau, Meursault la commencera, l’esprit neuf, sans avoir rapporté aucun bagage de cette journée de repos. Et aussi que si ses collègues lui demande comment il l’a passée, il pourra leur répondre qu’il ne sait plus, qu’il a déjà oublié, que c’est du passé.

Le week-end suivant, après une semaine  où « il a bien travaillé », Meursault retrouve Marie qui restera chez lui ce deuxième dimanche. Cette fois, elle n’a pas à le quitter dès le matin comme elle l’a fait le dimanche précédent. Il est visiblement heureux d’être avec la jeune fille. Comme pour sa mère et pendant son dimanche solitaire, il exprime peu ses sentiments même amoureux et quand il le fait, c’est sans façon mais non sans poésie. Son bonheur d’être avec Marie, c’est plutôt par le bien-être physique et quand il en parle, par des termes très simples mais très beaux : quand leurs deux corps se sont « roulés dans les vagues pendant un moment »... quand il « l’ a tenue contre lui » pendant le retour...et encore quand, en faisant l’amour « c’était bon de sentir la nuit d’été couler sur nos corps bruns ». De même que pour décrire son désir de Marie, il ne se lance jamais dans de longues images sur sa beauté, mais souligne simplement celle-ci par des détails charmants plus que sensuels: « on devinait ses seins durs et le brun du soleil lui faisait un visage de fleur ». Il lui dit qu’il ne l’aime pas mais il la désire de nouveau quand il la voit dans un de ses pyjamas d’homme « dont elle avait retroussé les manches ».

Mais leur intimité ne durera pas. A cause de Raymond, un voisin, et d’une femme arabe qu’il bat. La police s’en mêle et met rapidement fin à l’incident, mais le merveilleux équilibre entre Meursault et Marie est brisé : c’est lui qui « a presque tout mangé » du déjeuner préparé pour tous les deux et chose étrange, au lieu de partir quelque part avec Marie pour lui faire oublier ce pénible événement, il la laisse le quitter après le repas. Comme s’il ne voulait pas insister sur le désenchantement de la jeune fille et aussi comme s’il voulait la laisser libre de ses actes. Il ne semble pas lui être venu à l’esprit qu’elle n’attendait peut-être qu’une chose, qu’il l’invite à aller s’amuser dans un endroit agréable. Après son départ, il a « dormi un peu ». Il suit son rythme et les besoins de son corps. On peut supposer d’ailleurs, que la jeune fille n’en est pas à sa première surprise ou déception. Depuis qu’elle sort avec lui, elle a eu maintes occasions de remarquer la singularité de son compagnon. Aujourd’hui, devant ce qu’elle aura peut-être pris pour un manque d’enthousiasme, elle aura sans doute préféré prendre congé de lui. Marie aime Meursault en essayant de le prendre tel qu’il est sans jamais le forcer dans ses sentiments pour elle. Il a de la chance d’avoir une amie si délicate dans son affection pour lui. Chose étrange : tous les deux se ressemblent beaucoup, en un sens, quand ils s’accordent intuitivement pour respecter l’espace et la liberté de l’autre. 

La jeune fille partie, notre héros va avoir à faire à Raymond, à sa vie de souteneur. Pour lui, il acceptera de faire tout ce que ce dernier lui demandera, par exemple, une lettre pour attirer sa maîtresse dans un piège et eventuellement lui servir de témoin auprès de la police. Raymond est le catalyseur qui bouleversera le destin de Meursault. C’est lui, finalement, qui sans le vouloir, naturellement, le fera condamner à avoir « la tête tranchée sur une place publique au nom du peuple français », bien que jamais, jusqu’au moment de mourir, Meursault ne le tînt pour responsable. Mais c’est à cause de lui, si l’on peut dire, que Meursault se sera compromis jusqu’à l’issue fatale du troisième dimanche. Pour le moment présent, Meursault accepte sans problème de satisfaire les combines de son voisin. Il n’ignore pourtant pas les moeurs plus que douteuses sinon dangereuses de ce dernier surtout quand elles impliquent des relations avec des femmes de religion et de tradition musulmanes. Il ne peut pas ne pas se douter que Raymond profite de lui et que cela peut lui causer personnellement des ennuis. Et pour nous étonner encore, la seule chose qu’il lui refuse net, c’est d’ « aller au bordel » avec lui parce qu’il « n’aime pas ça ». La lumière de Marie avec « une belle robe à raies rouges et blanches et des sandales de cuir » lui traverse l’esprit peut-être...

Meursault laisse donc partir sans regret, semble-t-il, son amie dont pourtant il aime beaucoup le rire et « les yeux brillants » mais il ne trouve pas que c’est Raymond qui a tout gâché. Bien plus, il passe l’après-midi et la soirée de ce dimanche-là avec lui et plus tard, avant de se coucher, il parle avec un autre voisin, «  le vieux Salamano qui avait l’air agité » parce qu’en allant le promener, il avait perdu son chien malade, sans doute « autour des baraques foraines ». 


En faisant le bilan de cette journée, on pourrait d’abord conclure que Meursault place sur le même plan tout ce qui s’y est passé, comme dans le premier dimanche. Il n’attache pas plus d’importance à sa vie privée et sentimentale qu’à la vie louche de Raymond et à celle du pitoyable Salamino qui lui rappelle sa mère quand dans la nuit il l’entend pleurer pour son chien disparu. C’est avec Marie, pourtant, qu’il a eu l’air le plus heureux mais il ne semble pas qu’il ait voulu pour autant montrer plus d’attachement pour elle. Il la désire, certes, mais quand il lui dit qu’il ne l’aime pas, il veut sans doute lui montrer qu’elle se trompe dans sa façon à elle d’aimer et de demander d’être aimée. Il n’explique rien verbalement, se contentant de lui répondre qu’aimer « cela ne voulait rien dire ». Il a l’air de supposer que l’amour, ce n’est pas ce que l’on croit et que personne ne sait ce que c’est au juste. De ce côté-là, Meursault va beaucoup plus loin que la jeune fille qui s’imagine déjà unie à lui par les liens du mariage pour vivre dans un cadre bien défini et comme tout le monde, semble-t-il.

On peut ajouter aussi que pour Marie comme pour Raymond, il agit comme poussé par son instinct du moment plutôt qu’après quelque réflexion et semble éviter toute intrusion de l’intellect déformant.

Par ailleurs, contrairement au premier dimanche, cette fois, Meursault n’est plus seul. On en apprend plus ou plus exactement on est conforté sur son caractère et son comportement social. On constate par exemple, qu’il ne va pas précisément vers les autres mais qu’il accepte ces derniers quand ils viennent à lui. Il s’ouvre à eux mais dans l’expectative de ce qu’ils vont lui dire ou lui demander de faire pour eux.


Cette stratégie, si c’en est une, pourrait passer pour de la prudence ou une certaine forme d’indifférence, mais on peut tout aussi bien la prendre pour une grande ouverture d’esprit, une grande disponibilité à écouter et non chercher à argumenter et persuader que son point de vue est le plus juste avant d’accepter ou refuser celui de l’interlocuteur. Cette attitude semble relever aussi d’une sorte de science sûre dans la manière de vivre tout court, quelles que soient les circonstances rencontrées. Rester soi-même ce n’est pas préserver son identité à laquelle, justement, Meursault ne semble pas tenir beaucoup, mais rester flexible à ce qui se présente dans la vie. Donc se passer de toute discrimination, de tout choix, de toute morale. Meursault pourrait facilement refuser son aide à Raymond. Rien ne l’ oblige à l’aider, il n’est pas son ami. Mais il le fait parce que Raymond est un homme comme lui, avec tout ce que cela comprend de bon et moins bon, ni plus ni moins. Il ne le juge jamais. Son attitude reflète celle qu’il a tenue pendant la veillée funèbre de sa mère : agir selon sa conscience et non selon ce que la société nous impose de faire.
                                         
                
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Dans le troisième dimanche, Meursault continue ce glissement vers les autres. Mais un glissement subi plutôt que voulu dans le sens qu’il va laisser se modifier progressivement tout son espace intime. Sur le plan spatial et spirituel.

Sur le plan spatial parce que d’abord, chez lui, il n’est plus seul mais de nouveau avec Marie. Il a dû changer ses habitudes. Ce n’est qu’un simple détail, mais qui laisse supposer, par exemple, que Meursault ne ferme pas ses volets pour dormir. S’ il les a fermés, c’est pour Marie, pour protéger leur intimité. Détail capital, car s’il avait passé la nuit en célibataire, il aurait accueilli le soleil dans sa chambre même et n’aurait vraisemblablement pas souffert de lui quand il serait plus tard descendu dans la rue. Ensuite parce qu’il va devoir aller chez des gens qu’il ne connaît pas, vers une plage où il n’a jamais nagé, qui ne lui est donc pas familière comme celle où il allait se baigner avec Marie. Physiquement, il va devoir suivre un progamme organisé par d’autres et non par lui.

Sur le plan spirituel parce que dès le matin il n’est pas dans son assiette. Il a beaucoup de mal à se lever, il se sent « tout à fait vide » et Marie va jusqu’à lui dire qu’il avait « une tête d’enterrement ». Remarquons incidemment que dans le premier chapitre, pendant qu’il veille la dépouille de sa mère, il est si sensible à la lumière électrique trop forte qu’il demande qu’on la diminue. Ce matin aussi, il souffre de trop de lumière, mais c’est celle du soleil aveuglant « qui l’a frappé comme une gifle ». Le soleil est pourtant toujours le même soleil, c’est Meursault qui a changé. Il ne semble pas avoir quelque pressentiment de ce qui l’attend, mais on peut supposer que son instinct l’avertit en quelque sorte que ce dimanche ne commence pas forcément bien pour lui. Son malaise se dissipe d’ailleurs grâce à Marie et la joie qu’elle ressent de partir rencontrer les amis de Raymond.

Mais il est évident que lorsqu’avec Marie et Raymond, il va pour prendre le bus, la présence d’Arabes qui ont l’air de s’intéresser à eux et les observent à quelque distance d’eux, est comme un nuage qui commencerait à se former dans le ciel pour gâcher leur sortie. Le voyage jusqu’à la plage se passe bien. Meursault trouve le couple Masson très sympathique et il aime beaucoup son « petit cabanon de bois à l’extémité de la plage ». Cela lui donne même l’envie de se marier. Le bonheur simple des autres est comme une promesse de son bonheur à lui. Il accorde tout à coup quelque relief à la vie conjugale pour faire comme Marie souhaite secrètement dans son coeur qu’il fasse.

Après la nage et un déjeuner copieux peut-être trop arrosé de vin, les trois hommes vont se promener tandis que Marie préfère rester avec la femme de Masson. Mais ayant trop bu et trop fumé, sans oublier la chaleur croissante, Meursault a « la tête lourde », comme le matin en se levant. Encore une fois, il n’est pas tellement en forme pour cette journée de plein air.

C’est pourtant dans cet état-là qu’il suit Masson et Raymond le long de la plage et que l’engrenage va commencer quand ils aperçoivent que deux Arabes semblent  les attendre. Raymond comprend que c’est pour lui régler son compte après son histoire de femme arabe qu’il avait battue parce qu’elle lui avait « manqué ». Dans le combat où seuls Masson et Raymond se battent avec les adversaires, Raymond, blessé par le couteau d’un des Arabes est ramené vers le cabanon, soutenu par Masson et Meursault. Puis Masson l’accompagne chez « un docteur qui passait ses dimanches sur le plateau ».

Mais quand Raymond est revenu de chez le docteur et a voulu retourner sur la plage, « l’air très sombre », visiblement pour se venger, pourquoi Meursault a-t-il voulu le suivre « quand même », alors que Raymond « s’est mis en colère » contre lui et Masson et « les a insultés » parce qu’il tenait à y aller seul ? Pourquoi n’a-t-il pas suivi l’exemple de Masson qui abandonne la partie, préférant ne pas entrer plus avant dans les affaires de son ami de longue date ? Et aussi, probablement pour ne pas se mettre en danger une deuxième fois parce qu’il tient à rester heureux avec sa « petite femme ronde et gentille, à l’accent parisien ».


Meursault agit ainsi sans doute par esprit de solidarité masculine mais ce qui ne laisse pas de nous étonner c’est qu’alors que jusqu’à présent il était réservé ou acceptait ce que les autres lui proposait sans rien leur proposer lui-même, ici, brusquement, c’est lui qui prend toute l’initiative. Si l’on résume sa relation avec Raymond, inattendue dans sa vie, on a l’impression qu’il se sent engagé à aller jusqu’au bout avec lui, avec ce « maquereau » comme elle l’a appelé devant la police, la femme qu’il avait maltraitée. Contrairement à Masson, il semble prêt à faire face au dénouement, quel qu’il soit. D’abord, il ne fait rien pour arrêter Raymond dans sa folle entreprise. Il pourrait pourtant essayer de l’empêcher de compliquer la situation, car comme nous allons le voir, il a, sans en avoir l’air, une grande influence sur son voisin. Mais en fait, il a bien compris qu’il était inutile de l’en dissuader parce que c’était une question d’honneur et qu’il devait respecter la liberté des autres.

Ensuite, bien décidé à rester près de Raymond, il va remplir au mieux son rôle. Quand les deux hommes se retrouvent devant les deux Arabes, revenus, eux aussi, il va lui servir encore une fois de témoin en quelque sorte, comme il l’a fait pour lui devant la police, ce qui a permis à Raymond de s’en sortir seulement avec « un avertissement » et aussi de conseiller avisé. Meursault comprend que Raymond veuille prendre sa revanche mais il exige de lui un combat dans les règles de loyauté et d’équité. Raymond est dès le départ, très avantagé avec son arme à feu, mais pour Meursault, l’adversaire est un individu à part entière tout comme l’est Raymond, c’est pourquoi il interdit à ce dernier, calmement mais avec fermeté de le « descendre » avant qu’il n’ait été provoqué, verbalement ou au couteau parce que « ça ferait vilain de tirer comme ça ». Il lui propose même, finalement, le corps à corps, de se battre « d’homme à homme » et de lui confier son révolver, qu’il utiliserait personnellement contre le deuxième Arabe, si celui-ci intervenait. Après un instant crucial pendant lequel les deux parties se jaugèrent « dans le double silence de la flûte et de l’eau » et que Meursault se dit « qu’on pouvait tirer ou ne pas tirer », les deux Arabes prennent la fuite. Pour Raymond, l’affaire se termine là. Soulagé, « il a parlé de l’autobus du retour », mais le grand gagnant, ce n’est pas lui, c’est Meursault. Parce que c’est comme le réveil, chez ce dernier, de ce que l’on a pris jusque-là pour de la passivité.

Raymond a ainsi pu éviter le pire grâce à la présence de Meursault qu’il a considéré comme un « vrai copain » depuis le début de leur relation. Il se fâche contre Masson et Meursault quand ceux-ci veulent l’accompagner de nouveau à la plage, pourtant il accepte que Meursault aille avec lui. Il semble avoir confiance en lui et surtout sentir un sang-froid que lui-même sera loin de prouver. Ensuite, il lui obéit en tout même s’il a plusieurs fois tendance à « s’exciter » en voyant les Arabes. En fait, les deux hommes qui mènent une existence si différente, ont pourtant un point commun de taille:ils comprennent la vie de la même manière, en un sens, au-delà des contraintes et des lois sociales. Ils peuvent ainsi s’estimer réciproquement sans se juger. C’est sans doute ce que sous-entend Raymond quand il dira à Meursault : « Je savais bien que tu connaissais la vie » après que ce dernier lui a écrit sa lettre adressée à cette femme arabe dont il a été déjà question.

L’incident est clos. Mais on ne cessera de se demander pourquoi Meursault n’a pas rendu aussitôt son révolver à Raymond et surtout, pourquoi celui-ci ne le lui a pas réclamé après. A cause de la tension extrême que les deux hommes venaient de vivre, probablement, sous un soleil dont Meursault souligne à plusieurs reprises la cruauté, un soleil « écrasant », qui « se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer ».


Quoi qu’il en soit, les deux hommes retournent au cabanon de Masson. Et c’est à partir de là que tout bascule pour Meursault. D’abord, parce que « la tête retentissante de soleil » il n’a plus la force de monter l’escalier jusqu’à l’entrée du cabanon alors que Raymond, sans doute aussi fatigué que lui, l’a eue. L’idée qu’il va pouvoir enfin se reposer après seulement quelques marches à grimper ne lui traverse pas l’esprit. Bien plus, il semble que son épuisement est soudain décuplé quand il pense qu’il va devoir « aborder encore les femmes ». Rappelons-nous que lorsque Raymond « le bras ouvert et la bouche tailladée » revient au cabanon après son premier combat avec les Arabes, il va ensuite chez le docteur avec Masson, tandis que Meursault « est resté pour expliquer aux femmes ce qui était arrivé », mais finalement ça l’ennuie tellement de le leur raconter qu’« il a fini par se taire et a fumé en regardant la mer ». Rappelons-nous aussi son attitude détachée à l’asile de Marengo ou encore envers la sentimentalité de Marie.

Dans le moment présent, cette même réaction à deux reprises envers les deux jeunes femmes est donc intéressante et très significative du caractère du héros. Etrangement, l’idée de les retrouver bouleversées par ce drame lui est aussi intolérable sinon plus que « de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel ». Ce qui, tout à coup, compte pour lui, c’est d’essayer de se retrouver seul, quelque part, loin des humains qui dramatisent toujours. Il ne veut plus se mêler à leurs émotions, semble-t-il, il ne veut plus partager leur Temps tissé de sentiments qu’il juge déplacés. Alors, dans « le même éclatement rouge », il préfère retourner vers la plage. Il marchera longtemps dans cette fournaise intenable, en pensant « à la source fraîche derrière le rocher », avec seulement « l’envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l’effort et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver l’ombre et son repos ». On pense à son premier dimanche dans lequel son sentiment serait proche de celui qu’il veut désespérément retrouver ici.


On sait que Meursault ne réussira pas à se reposer parce que là aussi, « le type de Raymond était revenu ». Il le tuera « à cause du soleil » sans doute, de la peur aussi mais après la première balle meurtrière, il videra les quatre autres restantes du révolver fatidique de Raymond sur la victime. Pour parachever en quelque sorte son geste irréparable. En un éclair, il a compris que c’en était fini à jamais de sa tranquillité spirituelle, de son autonomie intime qui lui avaient permis de savoir que tout ce que les hommes font ou veulent faire dans la vie, « tout cela était sans importance réelle ».

Ces trois dimanches nous montrent par ailleurs qu’il avait compris encore une chose, c’est que cette liberté avec laquelle il savait vivre n’avait de prix authentique que s’il acceptait le risque de la perdre. Que vivre, c’était ça. C’est pourquoi, en dehors du drame final que l’on pourra attribuer à un pur hasard, on peut penser que son instinct a parfaitement su le guider dans tout ce qu’il a fait pour Raymond, pour justement mettre son équilibre intérieur à l’épreuve et en danger d’être détruit. Equilibre qu’il montrera de nouveau pendant son procès mais qui sera alors complètement bafoué parce que personne n’aura compris ce qu’il était, ce qu’il signifiait réellement. Plus exactement, on le prendra comme une menace pour la société bien- pensante. Comme nous l’avons remarqué dans la conclusion du premier dimanche, c’est cette tranquillité-là que le procureur ne lui pardonnera pas.


FIN




NB. Pour écrire cet article, j’ai choisi le texte de L’Etranger  dans la collection Folio Plus.



                                                                     le 16 novembre 2008   à Tokyo


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