2011/02/02

A PROPOS DE NOCES (par Albert CAMUS)

                                                          
                                                                                                        dans une Basilique    (Vezelay?)
                                                                                                         photo by Masaki SURUGA
    



       Hélène Cécile GRNAC


NOCES  est un petit livre d’environ une soixantaine de pages composé de quatre essais écrits autour des années 1936-1937 mais que Camus ne publiera qu’en 1950. L’auteur note ici les impressions que l’Algérie, son pays natal, lui inspire. En particulier, un des aspects qui l’a aussi sans doute le plus marqué : son essence solaire et, derrière elle, tout ce que ses hommes peuvent vivre de joie mais aussi de peur et de solitude inhérentes à cette joie, à cette lumière, justement. Aujourd’hui, pour cet article, nous avons choisi de commenter de ces quatre essais les deux premiers qui traitent tous les deux du soleil et de la nature, mais quand ces derniers règnent sur un décor moins habituel, celui des vestiges du passé. En visitant une ville morte, comment l’être humain voit–il son existence ? Qu’emporte–t–il dans son coeur quand il la quitte ?

NOCES A TIPASA.
En 1935, Camus découvre les ruines antiques de Tipasa dominé par le mont Chenoua, dans le département d’Alger. Il choisit la saison qui semble, selon lui, la meilleure pour les visiter : le printemps. Quand tout recommence à bouger, à respirer d’un souffle nouveau. Pas grâce à quelque Dieu unique avec une majuscule, omnipuissant, qui forcerait un respect et une gratitude mêlés de crainte inavouée mais certaine. Camus lui préfère une multitude de dieux, plus modestes mais accueillants, qui apparemment, se sont volontiers partagé le gros travail qu’a exigé la Création de l’Univers et qui continuent de coopérer avec la même bonne volonté à son maintien et ce, pour l’éternité des temps. Des dieux familiers et aussi nombreux que possible, « qui parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes ».
Camus glorifie sous une forme poétique et libre, qui rappelle celle des Paїens, cette vie extraordinaire qui surgit soudain de la Terre. Mais on peut penser que Dieu unique ou dieux au pluriel, cela revient finalement au même : pourquoi, devant une nature resplendissante, nous vient–il spontanément à l’esprit d’évoquer quelque présence d’essence divine ? Qu’importe ce mot pour lequel les hommes se font la guerre depuis presque le commencement de l’humanité ! Là, sentiment ou pas de vénération ou de quelque mystère de la Création, c’est selon chacun. Ce qui compte d’abord, c’est que c’est la fête qui éclate dans toute sa magnificence et que tout le monde y est convié, dans une abondance de lumière, de couleurs et de parfums. D’abord dans le village au bord de la mer « cuirassée d’argent » avec un beau visage de femme « sans une ride » et « le sourire de ses dents éclatantes », ensuite dans les ruines.

Tipasa est le témoignage d’un passé éclatant sans doute, mais ce qui touche le visiteur qu’est Camus, c’est ce qu’en a fait la nature, plus forte que tout ce que les hommes ont construit et laissé de grand et d’inoubliable : « Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l’homme, sont rentrées dans la nature. » Ces pierres sont redevenues vivantes. Enfin libérées du lourd carcan de la civilisation, elles sont de nouveau capables de vibrer à l’unisson avec le rythme universel. Dans une harmonie si secrète et si complexe que pour le regard humain, cette dernière lui semble proche du désordre sinon du chaos. Elles ne sont plus enfermées dans la forme étriquée dans laquelle les bâtisseurs les avaient contraintes à se limiter pour faire plaisir à leur « art ».
Et c’est comme cela, toutes simples, sans plus de fard et follement libres comme les herbes qui les entourent, qu’il les préfère et qu’il participe avec elles à la vie débordante de sensualité contagieuse de ce lieu : « C’est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m’accapare tout entier »... « hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile » précise–t–il, comme enivré par quelque breuvage magique que cette nature lui aurait fait boire. Camus nous fait sentir qu’il est bon que l’art de la nature reprenne parfois le dessus sur celui des hommes ou plutôt que les deux fassent un mélange heureux, comme ici, à Tipasa.

L’auteur se met alors à célébrer toute cette beauté insoutenable avec une émotion presque inversement proportionnelle à son style lequel, tout en énumérant avec profusion fleurs et plantes de toutes sortes n’en reste pas moins d’une sobriété proche du dépouillé. Ici, pas de descriptions foisonnant de riches nuances teintées du romantisme d’un Chateaubriand ni de métaphores longuement décrites comme chez Proust. Parmi les pierres, ces « filles prodigues », c’est plutôt une énumération identitaire sans façon, presque brutale, de cette flore généreuse qui vous étourdit avec ses couleurs odorantes, dans le brun ocre de son sol. Et tout cela, pierres et végétation, s’en donne à coeur joie sur le fond incomparablement bleu de la mer et du ciel.

Ici, « nous ne cherchons pas de leçons ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur », nul besoin de s’appuyer sur quelque grande idée que l’homme est en général si fier de proclamer. Pourtant, l’homme reste fidèle à lui–même, il ne peut échapper à sa nature intrinsèque qui le mène inéluctablement vers la réflexion, le raisonnement. Parce qu’il veut absolument comprendre, plaquer des mots sur tout ce qui le remue et, en un mot, le fait vivre. Il lui faut sans cesse prendre du recul sur tout pour dominer la situation et se positionner sinon il se sent comme gagné par une sorte de folie diluante.

C’est pourquoi, à l’euphorie extraordinaire qui l’habite s’insinue aussitôt en lui le terme abstrait, logique, intellectuel: « ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa mesure profonde. » L’angoisse existentielle, si infime soit–elle, est pourtant bien là et l’étreint dans la même seconde que la joie dionysiaque. Angoisse qu’il arrive à maîtriser grâce à « une étrange certitude » qui l’apaise et permet au visiteur qu’il est, de continuer sa visite dans le bonheur. Parce qu’il sait, par la matière et l’esprit dont il est modelé, ne faire qu’un avec ce qui l’entoure, avec cette terre et ses trésors si riches de sucs et d’énergie : « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais » ajoute– t–il. Parce qu’il sent en lui la vérité la plus grande que l’être humain puisse vivre, l’amour, « aimer sans mesure » cette terre, cette mer, ce bleu, ce rouge, ce vert, ces fleurs, ces cigales... ces absinthes enivrantes...
Les termes « certitude étrange » nous semblent contradictoires mais justes au fond. On sait qu’on aime mais comment, en effet, expliquer exactement ce qu’est l’amour et qui le peut ? Autrement dit, celui qui est si heureux dans ce décor enchanteur, c’est lui mais aussi quelque chose de plus que lui, qui vient d’on ne sait où, inexprimable avec les mots mais qui le conforte dans sa vérité à lui de la vie. Il ne saura jamais lui donner une définition satisfaisante pour son intelligence parce qu’il la sent trop riche et trop subtile pour l’embrasser de sa seule conscience. Mais il refuse farouchement de lui coller quelque étiquette réductrice et lance plutôt un défi à toutes les morales, à toutes les religions, à tous les interdits que certains hommes inventent pour en faire souffrir d’autres et  « appelle imbécile celui qui a peur de jouir », tout simplement.  

Mais il n’oublie pas l’autre sans laquelle ce bonheur ne serait pas : « Etreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer ». Camus dira même qu’ « un monde sans femmes est donc irrespirable » à propos de son roman La Peste. Communier avec cette nature serait donc incomplet sans l’aimer à travers une femme. Sans elle, les « noces » seraient imparfaites. Encore une fois, il choisit le terme « étrange » pour cet amour. S’unir à son corps est donc une félicité inexplicable, comme accordée généreusement d’en haut, de quelque dimension qui échappe à l’homme mais dont il est le bénéficiaire. Le narrateur nous fait penser à Marguerite Duras, pour qui l’amour est aussi une sorte de fleuve lumineux qui vous traverse en vous transfigurant pour aller rejoindre la mer ( L’Amant ) . Il choisit l’union de l’homme avec la femme parce que c’est une des plus belles images de l’amour, mais sensible comme il l’était au sort des hommes, il désire aussi naturellement que l’amour les habite et les aide tous à communier avec la nature dans une joie comme la sienne.

Tipasa est donc bouleversant de beauté mais c’est aussi un lieu initiatique. C’est là que l’auteur y apprend sa « condition d’homme » et « la difficile science de vivre ». De tout ce qui précède, on peut constater que la vie humaine balance entre la « mesure » et l’ « étrange », entre ce qu’il peut appréhender et le reste, l’énigme éternelle que représente pour lui la présence de ce qu’on appelle la Vie. Il a beau en faire partie, cette dernière n’en restera pas moins une source infinie de douloureuse perplexité. Il en a profondément conscience.

Alors, le plus beau geste qu’il puisse faire envers lui–même, c’est de s’accepter tel qu’il est et de s’aimer vivre dans cette limite à jamais fixée de son intelligence, dans cet espace qu’il sentira toujours trop étroit mais qui est le sien, celui qui lui a été accordé entre tous les autres êtres vivants. Cela signifie vivre avec « tendresse » et « orgueil » sous le soleil et le ciel bleu, maintenant, cette plénitude du corps et de l’esprit. S’offrir une affection sans complexes, avec son « coeur bondissant de jeunesse » et son « corps au goût de sel ». C’est le chemin que le jeune Camus est fermement décidé à suivre : « C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources. »

Mais c’est justement cela qui s’avère être le plus difficile. Parce qu’au lieu de « vivre », on cherche tout de suite à expliquer ce que cela veut dire et on s’éloigne ainsi de la vie sans l’avoir réellement sentie. Ou bien on veut à tout prix créer mais cela peut cacher notre incapacité de savoir vivre. On croit cependant qu’on a bien rempli son existence. Le narrateur est pourtant certain que tout doit se faire dans un ordre bien établi... par la nature des choses dans la vie de l’homme : « Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. » Camus semble se méfier de la créativité humaine parce qu’elle l’éloigne du présent, le soustrait à la réalité donc à la vraie vie. Mais dans le dernier essai de cet ouvrage, il soulignera pourtant que c’est l’art et notamment la peinture qui permet de perpétuer ce présent. Mais dans le cas de Proust, par exemple, c’est l’écriture.  

Cette visite à Tipasa est vécue par l’auteur avec une grande joie non seulement sensuelle mais tout autant spirituelle. Même s’il dit qu’il est venu ici seulement « à la rencontre de l’amour et du désir », c’est une magnifique leçon de philosophie de la vie que lui a enseignée ce haut lieu. Il le quittera avec « au coeur une joie étrange, celle–là même qui naît d’une conscience tranquille. » Là encore, le mot  « étrange » glisse sous sa plume parce qu’elle reste au–delà de son appréhension intellectuelle. Cette joie n’est possible en effet que si elle s’accompagne d’un esprit serein. Mais ce dernier est en accord avec elle parce qu’il a la puissance de la survoler, de se distancier d’elle pour l’apprécier et lui donner son nom.
D’ où nous vient alors cette puissance « tranquille » de notre conscience ? Camus ne peut rien dire sur elle mais on peut penser que si elle lui apporte une telle paix régénératrice c’est parce qu’il la situe intuitivement là où son inaccessibilité pour la réflexion humaine la maintient à jamais parfaite par elle–même, sinon cette paix ne pourrait se répandre si bénéfiquement en lui. Il sait aussi qu’elle est la condition par excellence qui lui permet de remplir son « métier d’homme », suspendu entre le ciel et la terre.

Tipasa est une visite touristique, certes, mais on n’y sent rien du voyage touristique avec ses voyageurs nantis de magnifiques appareils photo, parlant et riant beaucoup et aussi cherchant de bons restaurants pour bien manger. Tous les visiteurs se retrouvent simplement « vers un petit café au bord du port », pour calmer la brûlure du soleil d’un « grand verre de menthe verte et glacée » et pour se régaler de pêches juteuses dévorées à même le fruit. Ce plaisir est très simple et on dirait que par sa simplicité il prolonge la beauté intemporelle de cette visite, mais on le sent aussi indispensable pour équilibrer justement l’émotion profonde ressentie dans les ruines par les voyageurs.

L’auteur a « connu la joie tout un long jour ». Il pense que désormais il aura la force de remplir son « devoir d’être heureux » dans des conditions défavorables aussi, dans les vicissitudes que l’avenir lui fera rencontrer, tôt ou tard, comme il en est pour chacun de nous. « Nous retrouvons alors une solitude, mais cette fois dans la satisfaction. » Parce que quand la nuit tombera, il sait bien qu’avec l’obscurité viendra aussi, sinon le doute, du moins un refroidissement de cette harmonie, celle dont on jouit surtout sous le soleil, tout comme les plantes et les animaux. Parce qu’avec l’ombre « les dieux éclatants du jour retourneront à leur mort quotidienne. » Parce qu’enfin, l’homme ne sait pas vivre le présent indéfiniment. Il va devoir le quitter de par la nature de sa conscience qui sépare tout, victime du Temps.

C’est pour cela que le narrateur revient souvent voir ces ruines mais pour une seule journée chaque fois, sinon on se contente de « regarder » au lieu de « voir ». Il peut ainsi ressentir un véritable choc amoureux toujours neuf. Et comme dans l’amour seulement, réapprendre à vivre l’instant qui est aussi l’Infini, en dehors du Temps et de l’Eternité. Chaque visite de Tipasa semble ainsi plus impressionnante que la précédente. Elle lui permet aussi chaque fois de prendre des forces pour continuer de suivre sa destinée.

C’est pourquoi, avant de laisser Tipasa, « assis sur un banc », il fait le bilan de sa place sur terre : « Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. » C’est cela l’équilibre parfait, sans doute. Quand on n’a plus besoin de se situer par rapport à quoi que ce soit tout en sachant très bien que faire pour continuer d’être, quand toutes nos contradictions se sont acceptées en une profonde complicité créative.

Pour Camus, c’est évident, sa raison de vivre c’est le soleil, c’est lui son amante la plus aimée. C’est le soleil qui fait de lui un grand mystique, plus qu’il ne le pensait lui–même, sans doute. Tout ce texte baigne dans la force mystérieuse de la vie mais que Camus ne sait pas expliquer, lui non plus. Nous le sentons pleinement heureux, il dit même « repu ». Il a su éviter la situation contraire ou plutôt il était trop heureux pour y penser. A savoir que le rayonnement immortel de Tipasa aurait pu le plonger dans un désespoir sans remède. Parce qu’il aurait voulu comprendre pourquoi et comment tout ce beau était possible. D’où il venait. Mais alors Tipasa aurait été pour lui un échec, celui de n’avoir pas su assumer sa nature d’homme, celle dont il vient de parler dans ce texte. Aux spéculations métaphysiques qui lui auraient paru stériles, il aura préféré rester les pieds sur terre pour continuer d’adorer le soleil. Il a eu raison.

LE VENT A DJEMILA 
Ici, ce n’est plus comme à Tipasa. On plonge dans un autre monde. Dès la première phrase, on est ébranlé par la définition singulièrement affirmative qu’en donne Camus : « Il est des lieux où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même. » Ce sont les endroits les plus désolés, les moins aimés par la nature qui témoignent avec le plus de force de la présence de l’esprit. Ici, le vent et le soleil ne manquent pas mais dans une atmosphère plombée, dans une suspension insupportable entre la vie et son contraire : « un grand silence lourd et sans fêlurequelque chose comme l’équilibre d’une balance. » C’est dans ce paysage déprimé où l’on court à tout moment le risque de basculer du mauvais côté, vers ce qui n’est plus nous, de tomber de la corde comme l’acrobate malchanceux, que le narrateur nous invite à nous promener. Si à Tipasa il dit de la vie  « qu’elle lui donne l’orgueil de sa condition d’homme », qu’en est–il à Djémila ?

Les ruines romaines de Djémila ne se trouvent pas au bord de la mer mais sur les hauts plateaux et les ravins qui les bordent contribuent à les rendre encore plus solitaires et désenchantées. Djémila demande beaucoup d’efforts pour aller la voir, beaucoup de temps pour l’atteindre car elle semble située aux confins du monde ! On ne va pas la visiter en allant ensuite ailleurs par la même occasion. C’est impossible, « elle ne mène nulle part et n’ouvre sur aucun pays. C’est un lieu d’où l’on revient. » Là, le vert et les fleurs enivrantes, le chant assourdissant des cigales de Tipasa ont fait place au silence lugubre que soulignent les cris d’oiseaux, la présence de chèvres et la flûte de quelque berger. Si Tipasa permet à l’homme d’être fier de lui, de s’épanouir pleinement, ici, il n’est plus rien et doit se recomposer tout seul, dans un dénuement total, avec comme unique décor « quelques arbres, de l’herbe sèche ». Ce n’est plus une communion que la nature lui propose, c’est un défi. 

C’est une ville morte qui ne fait rien pour se faire aimer. Elle est « contre l’admiration vulgaire, le pittoresque ou les jeux de l’espoir. » Hantée par une présence persistante et cruelle pour eux, celle du vent brûlé de soleil et condamné à hurler à travers elle, elle empêche les hommes de s’attacher à elle. Elle fut belle autrefois, mais aujourd’hui, elle n’offre plus que « son squelette jaunâtre comme une forêt d’ossements ». On ne la visite pas, on « erre » dans sa « splendeur aride ». C’est une ville qui fait mal au–dehors et au–dedans du corps, qui vous dévore les entrailles et vos forces vitales : « Creusé par le milieu, les yeux brûlés, les lèvres craquantes, ma peau se desséchait jusqu’à ne plus être mienne... comme le galet verni par les marées, j’étais poli par le vent, usé jusqu’à l’âme. » On n’éprouve plus la force conquérante de vouloir assumer sa vie, comme à Tipasa. Ici « ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie » avoue l’auteur.

Mais comme Camus le dit, elle ouvre à l’homme une autre dimension, celle d’une « leçon d’amour et de patience qui peut seule nous conduire au coeur battant du monde. » A cause des dures conditions physiques qu’elle impose à l’homme, Djémila nous mène à une sorte de descente jusqu’aux profondeurs de nous–même. Là, pour aimer la vie, on doit l’ embrasser sans réserve sous sa forme la plus exigeante, la plus abrupte. Et ce n’est pas évident que l’homme y réussisse. Cette ville morte, complètement dépouillée de sa chair invite précisément à nous dépouiller de tout quand elle nous accueille, à aller jusqu’au bout, corps et âme si l’on peut dire. Une vérité nous éclaire alors : « Jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi–même et ma présence au monde » dit le narrateur qui fait une expérience double de la vie avec une conscience extrêmement aiguё.
D’abord, il sent son corps et son esprit se fondre dans ceux de ce site déserté par la civilisation : « Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi–même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. » Son corps normalement bien délimité dans l’espace semble avoir été dissous dans les éléments de la nature. Il ne peut plus faire la différence entre lui et le reste. Il n’a plus d’identité. Il comprend alors que c’est comme une sorte de dépossession totale de soi qui le guette.
Mais en même temps, la nature impitoyable de Djémila lui enseigne la valeur unique et irremplaçable du « présent ». Il constate avec une lucidité extraordinaire qu’il ne peut « aller plus loin », « Comme un homme emprisonné à perpétuité »... « Un homme qui sait que demain sera semblable et tous les autres jours »...Et Camus voit bien que c’est là tout le trésor que possède sur terre l’être humain et que, personnellement, il n’en demande pas plus car « Pour un homme, prendre conscience de son présent, c’est ne plus rien attendre. » Il précise bien cela parce qu’il comprend dans le même moment que la maigreur presque fantomatique de Djémila lui tend un piège dans lequel les hommes se laissent tomber, en général, celui de penser à la mort.

C’est pourquoi Djemila est dangereuse. Le « présent » qu’elle fait découvrir en nous est une révélation extraordinaire mais elle pousse à trop de renoncement, à trop de dénuement. Elle menace de faire de nous un mystique ou un fou de Dieu, bref, de penser à une vie après la mort, de sortir de l’actuel pour imaginer quelque meilleur futur... Il n’est pas question pour Camus de se nourrir de ce genre d’espoir. Il a horreur de ces « états d’âme » qu’il juge comme étant « les plus vulgaires ». Il a confiance en lui, il sait qu’il a la force de rester homme, autrement dit de faire la juste part entre « l’inquiétude » et « le calme » qui l’habitera durant sa vie : « Voici toute ma clairvoyance », conclut–il, comme rasséréné par cette certitude.                    

C’ est une grande vérité que le voyageur découvre à Djémila : « J’ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais, c’est ici que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l’horreur et le silence, la certitude consciente d’une mort sans espoir. » Pour lui, l’espoir, s’il existe, ce n’est rien d’idéal, c’est un frémissement de tous les sens, une sorte d’énergie qui fait vivre maintenant, dans le corps et avec lui, totalement. Djémila lui fait comprendre qu’il n’a pas besoin de se détacher de lui–même. Il le clame avec force : «  c’est justement un certain poids de vie que je réclame et que j’ obtiens. » Il va jusqu’ à dire que la mort « est une aventure horrible et sale ». Pourquoi le choix de ces deux termes si excessifs ? La perspective de la lente dégradation de son cadavre lui fait–elle si peur, lui est–elle si insupportable ? On peut comprendre son sentiment si l’on se rappelle que Camus est jeune quand il écrit cet ouvrage, d’une part, et qu’il est atteint de la tuberculose à 17 ans, de l’autre. Mais ce dégoût si prononcé peut refléter aussi tout simplement un manque de flexibilité et de nuance dans son caractère, quand il s’exprime sur la vie.

Alors, avec quoi vit–on quand seule la vie présente compte ? « Avec quelques idées familières. Deux ou trois. » Mais ce n’est pas tout de suite qu’on peut en tirer tout le profit qu’elles offrent. C’est bien plus tard, parce que quand on est jeune, on ne semble pas en avoir besoin. Ici, l’auteur continue de défendre une philosophie d’homme jeune pour lequel il est futile de se retourner sur son passé mais surtout d’envisager quelque avenir qui, inévitablement, fera penser à la fin ultime.
C’est pourquoi, pour lui, « les hommes dignes de ce nom » meurent « en étreignant la mort », c’est–à–dire en l’acceptant sans rien demander après leur extinction physique. L’idéal, c’est de mourir en ayant retrouvé sa « jeunesse », avec le coeur pur de tout fantasme, libre, qui ne s’accroche à aucun salut surnaturel. Pour lui, « contrairement à ce qui se dit...la jeunesse n’a pas d’illusions...Un homme jeune regarde le monde face à face. » Il se bat sans avoir le temps de philosopher sur la mort et quand il la rencontre, il lui fait face, courageusement.
On aimerait pouvoir croire Camus ! Rien n’est moins sûr que les jeunes fassent preuve du courage dont il parle. S’ils n’ont pas d’illusions ni de rêves, ils souffrent par contre souvent, à les entendre, de l’ennui de vivre. Mais Camus n’a certainement pas eu le temps de s’ennuyer, il y avait tant de choses qu’il voulait faire ! Depuis le football jusqu’au théâtre, en passant par des problèmes très graves de son temps comme le sort de l’Algérie, les Droits de l’homme, la peine de mort, pour ne citer que ces exemples. Il  a vécu, il est vrai, à une époque extraordinairement féconde en événements et bouleversements qui ont ébranlé le monde.

De là, il est naturel pour l’auteur d’enchaîner sur ce qu’il considère comme une lâcheté et qui l’indigne : la maladie. Selon lui, on se résigne à mourir parce qu’on est malade. Or, la vérité est que n’ayant pas le courage de mourir en possession de tous ses moyens, on accepte mieux cet état fatal quand on se laisse diminuer par quelque mal que notre conscience s’est forgé : « Rien de plus méprisable à cet égard que la maladie. C’est un remède contre la mort...Elle appuie l’homme dans son grand effort qui est de se dérober à la certitude de mourir tout entier. » Et Camus conclut magnifiquement que le seul espoir que les hommes devraient développer dans leurs coeurs, parce que le seul digne de s’appeler un progrès de l’humanité, « c’est de créer des morts conscientes ». Savoir mourir avec toute sa lucidité, voilà une des leçons à tirer de Djémila. On retrouve ici le souffle des grands héros de l’Antiquité qui, certes, mouraient toujours de cette manière parfaite selon l’auteur, mais c’est aussi parce qu’ils n’avaient jamais eu le temps de vieillir !

Camus redoutait–il tant la vieillesse, celle, justement, qu’il pouvait voir autour de lui et qui avait de quoi le décourager ? On pense à une scène déprimante de son roman L’Etranger, où les vieillards de l’hospice viennent à la veillée funèbre de la mère du héros, Meursault. Souhaitait–il mourir dans cet état « jeune », avec « l’innocence et la vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur destin » ? Il aurait été intéressant de le rencontrer, homme âgé...De le questionner sur cet effort incroyable qu’il exigeait des hommes quand il écrivait Noces, sur cette sorte de conviction à la fois si intransigeante et si passionnée. Mais son destin fut de disparaître sans avoir eu le temps de réaliser cet idéal ni... de se complaire dans quelque maladie, qui sait ?

Mais plus que sur la mort dont on parle si mal d’ailleurs parce qu’on ne sait rien sur elle sinon dans l’abstrait, le narrateur veut exprimer son désir absolu de vivre : « Je suis jaloux de ceux qui vivront et pour qui fleurs et désirs de femmes auront tout leur sens de chair et de sang. Je suis envieux, parce que j’aime trop la vie pour ne pas être égoїste. Que m’importe l’éternité. » Le visiteur de Djémila ne veut pas se mentir et refuse tout autant qu’on le trompe, il veut aimer vivre totalement et aussi mourir de la même manière. Et cette ville, précisément parce qu’elle est morte, le conforte dans la voie qu’il s’est choisie, celle de vivre, maintenant.

           Camus est convaincant, sans aucun doute. On ne peut s’empêcher, pourtant, de penser que par exemple, même si la physique quantique a depuis longtemps démontré que la matière, par sa double nature d’ onde et de particule, ne meurt ni ne disparaît jamais mais ne cesse de se transformer, l’homme ne veut rien entendre de cette découverte fantastique qui pourrait lui ouvrir des horizons infinis sur la notion de vie et de mort, précisément. Son « corps » continue de lui rester plus cher que jamais. Si la science avance, l’esprit ontologique, lui, ne pourrait–il en faire autant ?
    

Quoi qu’il en soit, ces deux essais sont frappants par l’extraordinaire impact que la nature peut avoir sur l’homme, en particulier selon le visage qu’elle offre à ce dernier. Sous le soleil et le ciel bleu, dans la verdure et les fleurs, il communie volontiers avec elle et resplendit de vie et de bonheur ; mais quand une nature douloureusement ascétique lui propose d’être aimée pareillement de lui, il en a peur et la redoute parce qu’elle lui rappelle en quelque sorte sa fin prochaine. Il sait bien qu’il doit mourir un jour, inéluctablement, mais ce qui le torture surtout c’est de savoir s’il sera capable d’ y faire face dignement. Camus raisonne sa peur existentielle en comprenant que se détacher du monde c’est la même chose que rester « présent » en lui ou encore qu’aimer les hommes aide à s’éloigner d’eux et réciproquement. Il sait que les deux sont également nécessaires et que la contradiction n’est qu’apparente : « C’est dans la mesure où je me sépare du monde que j’ai peur de la mort, dans la mesure où je m’attache au sort des hommes qui vivent, au lieu de contempler le ciel qui dure. » Notons incidemment que dans L’Etranger le héros a probablement de semblables réflexions quand il passe tout son dimanche seul, à son balcon, entre l’immensité du ciel qu’il observe longuement et le spectacle vivant de la rue qui semble le passionner.

Mais alors qu’il quitte Tipasa en retrouvant « une solitude, mais cette fois dans la satisfaction », Djémila, elle, « l’enfonce plus avant dans l’amertume de cet enseignement. » Il ne cache pas qu’au moment de mourir, pour lui, comme pour tous les hommes, ce sera « entrer sans joie dans l’accomplissement, conscient des images exaltantes d’un monde à jamais perdu. » Car finalement, qu’importe pour l’homme, cette lucidité, s’il ne peut plus vivre physiquement les mots tels que « fleurs, sourires, désirs de femme » ?


Tout ce que l’on souhaite est donc d’être ici . Tel qu’on est, au milieu de tout ce qui nous entoure, nature et êtres aimés. Vivre maintenant avec le plus d’intensité possible. Et puisqu’il nous faut partir, rester digne jusqu’à la dernière seconde. Comme le cardinal Carrafa dans l’exergue de Noces : « Le bourreau étrangla le cardinal Carrafa
avec un cordon de soie qui se rompit : il fallut y revenir deux fois. Le cardinal regarda le bourreau sans daigner prononcer un mot. » ( Stendhal, La Duchesse de Palliano ).                     

FIN

NB. Pour écrire cet article, nous avons choisi Noces dans l’édition folio.



le 5 juillet 2008  à  Tokyo





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